Journal de l'année Édition 1981 1981Éd. 1981

C'est l'histoire d'une petite fille pauvre élevée dans un bidonville marocain au bord de la mer et du désert, entre quelques personnages plus attachants dans leur secret que pittoresques, qui se laisse séduire par le mirage occidental, devient quelque temps servante dans un hôtel fréquenté par ses plus misérables compatriotes, puis rentre pour mettre au jour, toute seule, l'enfant que lui a fait l'amour d'un pauvre berger. En contrepoint, certains chapitres nous racontent l'odyssée d'un peuple de nomades au temps cruel de la première intervention française au Maroc. Mais ce n'est pas un livre misérabiliste, ni, encore moins, un livre anticolonialiste.

Le désert en est le personnage principal plus encore que le décor, un désert magnifiquement évoqué par l'écrivain dans sa réalité matérielle, mais aussi pensé, senti par rapport à ces nomades ou à ces riverains, et aussi le désert grouillant de la société de consommation déshumanisée, du monde qui n'a plus rien à communiquer à l'âme à travers les merveilleux moyens techniques de communication qu'il invente. Et par la grâce d'un écrivain admirable, maître de sa langue et peu à peu maître de sa vision, ce désert est pénétré d'une sorte de solidarité plus encore qu'il n'est dénoncé. C'est un grand livre qui laisse loin derrière lui le reste de la production.

Déception

D'autant que, dans l'ensemble, les prix littéraires de la fin de l'année 1980 ont été particulièrement décevants. Les jurys ont-ils voulu esquiver le reproche de favoriser systématiquement deux ou trois grandes maisons d'édition sans pour autant échapper à leur routine ? Le prix Goncourt d'Yves Navarre, le prix Interallié de Christine Arnothy sont des prix de persévérance accordés à des candidats qui sollicitent les suffrages depuis de longues années et enfin couronnés pour des livres qui ne se détachent guère de leur production habituelle, souvent neutre ou médiocre ; le prix Femina de Jocelyne François ne fait d'elle qu'une sorte de conseillère municipale d'une petite commune de banlieue. Seul le prix Renaudot des Portes de Gubbio, de Danielle Sallenave, mérite de retenir l'attention d'un lecteur cultivé. Il s'agit de la fausse traduction des cahiers d'un intellectuel venu d'un pays d'Europe centrale, au-delà du rideau de fer. L'atmosphère de ces vies qui se déroulent sous un régime de terreur policière, dans l'ère de la suspicion, est bien rendue si nous comparons aux œuvres authentiques, de Vaclav Havel par exemple. Mais l'intérêt de ces cahiers, d'une architecture un peu compliquée, tient à la profondeur des réflexions sur la musique et sur le temps, et sur leurs interactions métaphysiques. On pense à certains ouvrages de Thomas Mann, on respire par-delà la servitude étouffante des régimes politiques l'air de la liberté de l'esprit.

Faveur

Viennent ensuite les écrivains qui ont une position sénatoriale ou seigneuriale, anciens lauréats qui ont gardé la faveur des lecteurs ou simplement auteurs dont une suite de livres, plus ou moins longue, a établi la notoriété. Ainsi l'auteur de Gaspard, Melchior et Balthazar. Michel Tournier est un bon écrivain, clair et dispensateur de clarté, un bon romancier par ses dons de conteur, et cela justifie son succès. Il prend volontiers son élan à partir de thèmes qui excitent déjà notre imagination : Robinson et Vendredi, le roi des Aulnes, les rois mages, et il les traite à nouveau avec subtilité, avec aussi un je-ne-sais-quoi qui les déforme ou les déplace, comme un homme qui raconterait une belle histoire aux enfants avec l'intention de les séduire ou de les pervertir. Il y a du Barbe-Bleue par lui-même dans cette littérature.

Le diable, lui, a-t-il collaboré à la biographie de Dieu que Jean d'Ormesson a publiée ? C'est un livre excitant et brillant. Il contient un roman historique qui met en scène Chateaubriand et ses amis et amies, et bien d'autres. Mais aussi de nombreux chapitres sur le sens et les difficultés de la création, sur les rapports du mal avec te créateur. Cette théologie romancée est subtile et prudente, elle oscille entre la gnose et l'orthodoxie : mais il semble qu'il y ait chez Jean d'Ormesson une rapidité d'intelligence, un sens un peu détaché de l'ironie de l'absurdité qui en font un esprit plus voltairien que religieux.