Productions

Énergie

En attendant la crise de 1985

Un paradoxe inquiétant se dessine de plus en plus nettement dans le monde de l'énergie. D'une part, les études les plus récentes confirment que, en dépit des avertissements des partisans de la croissance douce et du Club de Rome, le développement industriel de la planète exigera longtemps encore des quantités toujours croissantes d'énergie. Mais, d'autre part, la crise économique de ces dernières années a freiné, c'est vrai, les besoins, ne serait-ce que temporairement, et retarde la prise en compte du long terme. De sorte que le risque est grand de connaître dans quelques années une situation de pénurie, lorsque les besoins repartiront et que la production ne sera pas au rendez-vous. Les experts situent cette crise vers 1985.

Ce phénomène de coup d'accordéon est classique en économie, mais particulièrement grave dans le domaine de l'énergie, où il peut s'écouler de six à dix ans entre la décision d'investir (construire une centrale nucléaire, exploiter un gisement de pétrole, par exemple) et le début de la production.

Rabais

Voyons d'abord le second point. La production mondiale de pétrole, principale matière première énergétique, s'est largement accrue en 1977 (+ 3,4 % par rapport à 1976), atteignant pour la première fois 3 milliards de tonnes. Mais, fait caractéristique, celle des pays de l'OPEP, qui représente la moitié du total, n'a pas bougé. Le surplus est venu des nouveaux gisements de la mer du Nord, de l'Alaska, du Mexique (et aussi de Chine et d'URSS). D'autres pays n'appartenant pas à l'OPEP — Brésil, Inde, Égypte — vont développer notablement leur production.

Bref, l'arme du pétrole s'est quelque peu émoussée entre les mains des pays arabes. Un signe non équivoque de l'abondance actuelle de l'offre est la stabilité des prix du pétrole, retrouvée pour la première fois depuis octobre 1973. Après que l'Arabie Saoudite et les Émirats eurent effacé, en juillet 1977, le retard de 5 % de leurs prix sur ceux des autres membres de l'OPEP, l'organisation, réunie de nouveau le 21 décembre 1977 à Caracas, se séparait sans parvenir à décider la moindre augmentation nouvelle.

Nombre de pays producteurs ont pratiqué en 1978 des rabais plus ou moins discrets sur les prix officiels du brut.

Sourdine

En France, la consommation de pétrole a légèrement diminué en 1977, retombant à 10 % au-dessous du niveau maximal de 1973. Quant à la consommation globale d'énergie, elle n'augmente que faiblement, grâce notamment à l'effort d'économies qui se poursuit. Les besoins supplémentaires ont d'ailleurs pu être couverts en 1977 par l'énergie hydraulique, cadeau du ciel dû à l'abondance des pluies. La stabilité des prix et celle de la consommation de pétrole, jointes à la bonne tenue du franc par rapport au dollar, ont permis au gouvernement de maintenir la facture pétrolière en deçà de la limite des 55 milliards de F qui lui avait été assignée.

Un autre signe de la détente actuelle du marché de l'énergie, c'est le léger coup de frein qui a pu être donné au programme français d'équipement nucléaire. Alors qu'étaient mises en service, à Fessenheim, avec quelque retard, les deux premières tranches, de 900 mégawatts chacune, de la filière à uranium enrichi, commandées en 1970, le gouvernement décidait, le 17 janvier 1978, de limiter à 10 000 MW les commandes à passer pour les deux années 1978 et 1979. C'est un peu moins que le rythme de 6 000 MW par an prévu par le plan Messmer de 1974 et qui avait été respecté en 1976 et 1977.

Cette sourdine mise aux ambitions nucléaires d'Électricité de France s'explique par bien des raisons, outre la mollesse actuelle du marché. Tout en restant largement compétitives par rapport aux centrales à combustibles classiques, les centrales nucléaires ont vu en effet leur coût d'investissement grimper rapidement depuis le début du programme, en raison notamment des mesures de sécurité de plus en plus raffinées qu'on leur impose, sous la pression de la contestation antinucléaire. Et, en attendant le moment où les kWh nucléaires bon marché couleront en abondance, l'effort d'équipement impose une charge financière très lourde (17,3 milliards de F en 1977). Il n'empêche que, pour ne pas risquer de trou dans ses fournitures de courant, EDF, pour la première fois depuis vingt ans, va mettre en chantier, au Havre, une centrale à charbon.

Istanbul

Tout le monde reste persuadé, en effet, que l'appétit d'énergie de la civilisation industrielle, contrarié ces dernières années par la hausse des prix du pétrole et la crise économique, n'est pas disparu pour autant. Une conférence mondiale de l'énergie, qui s'est tenue à Istanbul en septembre 1977, a montré que :
– la consommation mondiale d'énergie a bien des chances de tripler d'ici à l'an 2 000. Même si les pays développés, aujourd'hui les plus gros demandeurs, consentent un effort massif d'économies, il faudra satisfaire en effet des besoins énormes dans le tiers monde, dont la population augmente rapidement et qui va s'industrialiser de plus en plus ;
– la production mondiale de pétrole peut encore se développer. Elle plafonnera cependant inéluctablement aux environs de 5 milliards de tonnes par an vers 1990. Et ce sera un pétrole coûteux, car il faudra l'extraire de gisements de plus en plus difficiles (le cheikh Yamani, ministre du Pétrole d'Arabie Saoudite, qui passe pourtant pour un modéré, prévoit pour 1990 un prix de 25 dollars le baril, plus du double du prix actuel) ;
– la production de charbon, ressource fossile la plus abondante, pourrait doubler d'ici à l'an 2000. Mais cette hypothèse est grevée de nombreuses inconnues : mise au point de nouvelles techniques d'utilisation — liquéfaction et gazéification —, nombreux problèmes écologiques et de transports, difficultés pour recruter des mineurs (contrairement à celle du pétrole, l'extraction du charbon demande beaucoup de main-d'œuvre) ;
– les énergies nouvelles, solaire notamment, pourront tout au plus satisfaire 5 % des besoins en l'an 2000 ;
– dans ces conditions, l'équilibre mondial global exige non seulement un développement massif de l'énergie nucléaire (à des rythmes de l'ordre de 15 % par an !), mais, comme l'a démontré André Giraud au nom de la France, le recours à la technique des surrégénérateurs, sans laquelle l'uranium serait gaspillé (on se retrouverait alors aux prises après 2000 avec une insuffisance d'uranium non moins grave que l'insuffisance de pétrole).