Journal de l'année Édition 1975 1975Éd. 1975

Lettres

Roman

L'anémie littéraire a fait des progrès

La littérature cherche sa position. Dans la vie sociale et dans la vie de l'esprit. Cet état d'incertitude, de désorientation, de crise, si l'on veut, est périodique, mais aujourd'hui les circonstances qui pourraient entraîner la cessation de cette activité intellectuelle sont dans les journaux, et dès qu'on essaie de prendre un peu de recul, on ne peut pas ne pas en tenir compte.

Les grandes crises du passé portaient sur les moyens de la littérature et sur leur emploi : ainsi au début de l'époque classique, ainsi à la naissance du romantisme avec les déclarations fracassantes de Victor Hugo. Mais aujourd'hui il ne s'agit plus de mettre un bonnet rouge au dictionnaire, puisque n'importe quel chien en est coiffé.

Anémie

Le recours à une nouvelle rhétorique issue de la linguistique n'est qu'une position de repli, de retranchement, déjà menacée de partout. En fait, les dernières crises ne remettent pas en cause les moyens, mais les fins de la littérature. Crise du concept de littérature, disait Jacques Rivière au lendemain de la Première Guerre mondiale, qu'est-ce que la littérature ? demandait Jean-Paul Sartre au lendemain de la Seconde et, depuis trente ans, l'anémie littéraire semble avoir fait des progrès.

Du point de vue de la vie sociale, les signes d'affaiblissement sont évidents : les statistiques sur la lecture des livres montrent un désintérêt total de presque la moitié de la population ; les revues littéraires sont presque toutes mortes ; la presse spécialisée ne vaut guère mieux ; la place de la littérature dans les journaux ou dans les émissions de l'audio-visuel est presque entièrement consacrée à l'information sans jugement et à l'anecdote journalistique. Le système des prix littéraires est en train de périr de ses propres excès ; à part quatre ou cinq prix qui servent de tremplin à des opérations de librairie, les centaines, les milliers d'autres sont des cérémonies dérisoires qui intéressent de moins en moins les jurés et n'ont aucun retentissement, ni sur la vie commerciale du livre ni sur sa survie spirituelle. Le profane est lassé, découragé par la presse sans jugement, par le système des prix sans discernement, par l'activité stercoraire d'une partie de la critique qui exalte des volumes qui ne sont que des ramassis d'obscénités, par la production anarchique d'une édition trop souvent dominée par le seul souci du profit immédiat. L'appareil littéraire a démissionné, ou bien n'a pas su s'adapter à la nouvelle société.

Vainement allégerait-on les gros tirages de quelques auteurs, les Guy des Cars, les Henri Troyat, les Roger Peyrefitte, les Robert Sabatier pour citer pêle-mêle quelques romanciers. Leur succès suffit, dirait-on, à les rendre suspects à l'intelligentsia. C'est-à-dire qu'il tend à se constituer un système de deux secteurs de la littérature – on pourrait presque dire un secteur national et un secteur privé, très privé. Le malheur veut que dans leurs formes extrêmes (ce n'est pas toujours le cas), les œuvres du secteur national cessent d'avoir le moindre rapport avec la littérature et tombent dans le domaine qui a existé de tout temps, celui de la rhapsodie populaire, tandis que les œuvres du secteur privé cessent d'avoir le moindre contact avec la vie des hommes. Haute littérature, plus fièvre de sa relative inaccessibilité et d'ailleurs volontiers suicidaire, prêchant la supériorité du silence sur la parole. La conférence de Julien Gracq, Pourquoi la littérature respire mal, date de quinze ans, et l'air s'est encore raréfié. Ce n'est peut-être nulle part aussi sensible et aussi vrai que dans le domaine du roman.

Sismographe

Il ne s'agit évidemment pas de condamner l'écrivain parce qu'il a des lecteurs, ou de l'acclamer parce qu'il a peu de chances d'en avoir. Mais aujourd'hui l'information est si mal faite et le jugement si peu éclairé que n'importe quel bègue peut arriver à se faire passer pour un grand chanteur maudit.

En fait, il est banal de le répéter, la crise des deux secteurs de la littérature est liée à la crise de la civilisation, dont elle est le sismographe, c'est-à-dire que la civilisation ne fournit plus à la littérature le terreau commun de sentiments, d'idées et de mythes dont elle a besoin.