Ensuite, même si une partie des fabuleuses richesses engendrées par le pétrole va désormais dans d'autres caisses, les compagnies vont continuer à disposer de grandes ressources financières. Or on a calculé que, pour répondre aux besoins, l'industrie pétrolière devra, d'ici à 1985, investir 9 000 milliards de francs (huit fois la production annuelle de l'économie française tout entière). Seules les compagnies ont assez de surface et d'expérience pour mobiliser ces capitaux, tout en dispersant les risques inhérents à des recherches par nature aléatoires.

Enfin, les grandes compagnies avaient déjà commencé, avant la crise, à diversifier leurs activités. Elles ne sont plus des entreprises purement pétrolières, mais énergétiques, qui investissent largement dans les sources d'énergie complémentaires.

Aux États-Unis, outre la quasi-totalité du gaz naturel, elles contrôlent déjà le tiers de la production de charbon et la moitié des ressources d'uranium. L'exploitation des schistes et sables bitumineux leur sera probablement confiée.

En France, la Compagnie française des pétroles s'intéresse également à l'énergie nucléaire, et Elf-Erap (par l'intermédiaire de sa filiale Pétroles d'Aquitaine) investit dans les mines de nickel de Nouvelle-Calédonie.

La guerre du Kippour n'a fait que précipiter une évolution inévitable. Les compagnies savaient que le pétrole s'épuiserait un jour et qu'il leur fallait s'organiser pour lui survivre.

Certes, elles ne trouveront sans doute pas dans leurs nouvelles activités des situations de monopole aussi confortables que celles qu'elles avaient su organiser avec le pétrole. Mais l'histoire dont John Rockefeller avait écrit les premières lignes connaîtra encore bien d'autres chapitres.

La nouvelle stratégie de l'énergie

Les économistes et les futurologues le disaient depuis longtemps : il est absurde, pour l'humanité, de consommer à vitesse accélérée, comme elle le fait depuis vingt ans, le capital pétrolier de la planète. Le pétrole est une denrée relativement rare, non renouvelable, que ses usages chimiques rendent très précieuse. Malheureusement, peut-on dire, le pétrole offrait aussi une source d'énergie à bas prix, et les mécanismes de l'économie de concurrence l'avaient emporté ; on l'utilisait avant tout pour ses usages énergétiques (la chimie ne consomme que 5 % du pétrole produit dans le monde).

Éliminant progressivement le charbon, retardant l'avènement de l'énergie nucléaire, le pétrole était devenu l'aliment principal du marché de l'énergie – assurant du même coup à ses détenteurs un développement massif, rapide et hautement profitable.

Perspectives

La crise de l'hiver 1973-74, en multipliant – événement sans aucun précédent – par trois ou quatre le prix du pétrole brut, a totalement transformé cette situation. Les termes de la concurrence étant bouleversés, les autres énergies voient s'ouvrir de nouvelles perspectives : celles qui sont déjà exploitées (charbon, atome), comme celles qui ne le sont pas encore, tels les sables et les schistes bitumineux ou les énergies renouvelables (solaire, géothermique).

Mesurer les transformations à venir n'est pas facile : elles dépendront de l'évolution future des prix du pétrole, qui reste largement hypothétique. On peu cependant s'appuyer sur quelques données chiffrées fondamentales pour en tracer les grandes lignes.

La consommation mondiale d'énergie augmente, historiquement, de 5 % par an, donc double environ tous les quinze ans. Mesurée à l'aide d'une unité d'équivalence, la tonne équivalent pétrole (tep), elle devrait passer ainsi des 5 milliards constatés en 1970 à 10 milliards en 1985 et 20 milliards aux environs de l'an 2000. À ce rythme, l'humanité aura consommé en trente ans environ 330 milliards de tep.

Où les prendra-t-elle ? Selon les meilleures évaluations disponibles, les réserves mondiales de pétrole s'élèvent à 90 milliards de tep, et les réserves de charbon à 6 700 milliards de tonnes, soit l'équivalent de 5 000 milliards de tep. À première vue, donc, le pétrole n'en aurait plus pour longtemps, et le charbon, considérablement plus abondant, serait appelé à prendre bientôt sa revanche. Mais ces chiffres doivent être maniés avec précaution.