Journal de l'année Édition 1974 1974Éd. 1974

Plus simplement, les livres qui ont retenu l'attention des lecteurs sont des romans de facture traditionnelle et dont le contenu est presque sans date. Ainsi le roman de Jacques Chessex, L'ogre, drame classique du fils écrasé, dévoré par l'ombre de son père. Le livre vaut à la fois par la concision et la précision dans l'évocation de ce conflit, et par son accent vaudois dans les mœurs que l'auteur a su heureusement conserver, alors que les écrivains suisses qui se déguisent en Parisiens perdent si souvent intérêt en même temps que saveur.

De même, le beau roman de Suzanne Prou, La terrasse des Bernardini, est conduit avec force et vérité, et nous intéresse constamment à ces jeux terribles de l'amour, de la jalousie et de l'ambition dans une petite ville de province ; mais il n'empêche que l'ouvrage pourrait, à quelques accents près, être contemporain des romans de François Mauriac, voire de Balzac.

Souvenirs

Retour en arrière daté et retour vers la province, patrie traditionnelle de notre roman, dans Les noisettes sauvages de Robert Sabatier, troisième et dernier volet de l'évocation d'une enfance au cours des années 30, « notre avant-guerre », qui prend à son tour un parfum délicieux de paradis perdu. L'enfance, c'est le mot que nous sommes amenés à employer pour presque tous les écrivains dont nous avons parlé jusqu'ici, de Marguerite Yourcenar à Lucien Bodard, de Claude Mauriac à Robert Sabatier. Les plus jeunes écrivains n'échappent pas eux-mêmes à cette nostalgie. Pierre Guayard, dans Le bonheur des fous, évoque une trouble enfance avec une virtuosité qui fait bien présager de son avenir artistique s'il ne verse pas dans un esthétisme un peu précieux. Dorian Paquin, dans ses Images de pierre, a su peindre avec sensibilité et intelligence le trouble d'un jeune, très jeune garçon de bonne race, devant un monde d'adultes où tout sera permis, mais où rien peut-être ne répondra à l'attente de son âme. Enfin, si le sujet et le genre littéraire sont tout à fait différents, nous ne forçons pas la vérité en signalant ici l'un des plus intéressants premiers romans de la saison, La croisade des enfants, de Bernard Thomas ; récit de la lamentable épopée des enfants et des adolescents qui se situe pour ainsi dire à la charnière de l'histoire des grandes Croisades, au moment où tout le monde commence à comprendre que tout est perdu pour les adultes, pourris par la violence, la vanité et la corruption.

Des sujets d'adulte et des sujets d'aujourd'hui, il y en a. Jean Freustié, dans un petit roman presque parfait comme les meilleures pages de L'adieu aux armes, Harmonie, a tracé des images d'une guerre dans un hôpital de campagne. Eugène Ionesco, dans son premier roman, Le solitaire, a rassemblé avec une terrible modération ses thèmes favoris sur l'absurdité, la démence de notre vie quotidienne. Lucie Faure, dans Mardi à l'aube, a fait le portrait d'un de ces hommes qui s'adapteront trop bien aux plaisirs de la vie et à la vie de plaisirs, et se trouveront une nuit, comme jadis le Feu follet de Drieu La Rochelle, à l'abandon, en face de son désert privé.

Camoufler

Maurice Clavel, enfin, avec ce pouvoir de transfiguration par le verbe qui est le sien, mais aussi avec cet instinct métaphysique de l'essentiel, a écrit dans Les paroissiens de Palente le roman de l'affaire sociale qui a le plus fait de bruit dans l'actualité immédiate, le roman de l'affaire Lip et des ouvriers qui essayèrent de secouer leurs chaînes. Il s'agit bien ici de littérature, parce que Maurice Clavel est un très bon écrivain, et d'une voie assez nouvelle. Ailleurs, quand les livres s'intéressent au train de notre monde, c'est souvent avec des moyens plus modestes. Le roman prend les allures d'un reportage camouflé, et Joseph Kessel, qui n'y a jamais songé, fait figure de maître d'une école littéraire. Le Kief, de Max-Olivier Lacamp, est ainsi une bonne peinture de l'Inde au moment où s'éloignaient les Anglais, tandis que le livre est aussi un roman de l'opium plus encore que des drogués. Le plus souvent, d'ailleurs, c'est le reportage lui-même qui essaie de se constituer en genre littéraire, soit en bénéficiant des couleurs de l'exotisme, soit en allant aussi loin que possible dans l'étude de problèmes concrets de notre société, la condition des femmes, l'avortement, la justice (Casamayor). Si cela ne réussit pas toujours, cela n'est pas parce que le reportage (le journalisme qui prend un autre sujet que le journaliste lui-même, à la différence des livres dont nous parlions d'abord) est un genre inférieur – il y a des pages de Kessel journaliste dont l'acuité va plus loin que l'imagination de Kessel romancier –, c'est parce que ces livres s'arrachent mal au quotidien pour accéder à l'universel.

Artisans

Sans chercher à être complet, ou même à ne pas être involontairement injuste, il faut mentionner que quelques-uns de nos bons écrivains continuent leur œuvre sans faiblir, que Jean Cayrol a ajouté à la sienne un essai sur la lecture et un roman (Kakemono Hôtel) où il reprend lui aussi un thème balzacien (le viager), mais en le rafraîchissant par cette sorte d'osmose entre la vie réelle et la vie rêvée, qui est caractéristique de son talent de poète. Henri Troyat a commencé un nouveau roman cyclique d'atmosphère russe avec sa grande sûreté de main de conteur. André Malraux a ajouté avec La tête d'obsidienne un nouveau chapitre à sa longue méditation sur le destin de l'art et le destin de l'homme.