Une telle situation ne pouvait qu'engendrer des distorsions insupportables à terme :
– du côté de la demande, en favorisant l'emballement de la consommation et les gaspillages (on a calculé, par exemple, que l'embrayage automatique sur les voitures américaines absorbe à lui seul, en énergie, l'équivalent du quart de la consommation française de pétrole) ;
– du côté de l'offre, en conduisant les producteurs à s'inquiéter de l'épuisement accéléré de leur seule ressource naturelle et du profit relativement faible qu'ils en retiraient.

Les divers accords conclus à partir de 1971 entre les compagnies et l'organisation des pays producteurs se donnaient justement pour objectif, d'une part, de rétablir le jeu fondamental de l'offre et de la demande, en organisant le relèvement progressif des prix, et, d'autre part, de maintenir l'équilibre politique entre consommateurs et producteurs, en rendant aux pays arabes la propriété de leurs gisements.

Solidarité

Ces derniers abordent donc la situation nouvelle créée par la guerre dans une position déjà favorable, et avec une conscience précise de leur solidarité et de l'autorité qu'elle leur confère. Dès lors que la conjoncture interdit aux Occidentaux de recourir à la force (comme ils l'avaient fait en 1956 à l'occasion de la nationalisation du canal de Suez), ceux-ci ne peuvent plus échapper à une entière remise en question de leurs privilèges, ainsi que l'exposent clairement, par exemple, les dirigeants de l'Arabie Saoudite : « Nous gagnons déjà trop d'argent, disent-ils, dont nous n'avons que faire ; mieux vaut pour notre avenir garder notre pétrole en terre que de recevoir en paiement des monnaies qui se dévaluent. » Les Arabes ont bien compris que si l'épreuve de force survenait, ils en souffriraient moins que leurs adversaires, ce que le roi Fayçal exprime de cette façon imagée : « Quand on couche par terre, on ne risque pas de tomber de son lit. »

Jusqu'au dernier moment cependant, les Occidentaux pouvaient espérer que le jeu de division auquel ils se sont toujours livrés continuerait à les servir. Les intérêts des pays producteurs, en effet, ne sont pas identiques. Certains, fortement peuplés (Iran, Irak, Algérie), ont besoin du maximum de rentrées financières pour construire leur développement économique ; d'autres, au contraire, comme la Libye et les riverains du golfe Persique, presque déserts, peuvent limiter leur production sans de graves inconvénients.

Aussi la solidarité que les pays arabes manifestent les 16 et 17 octobre 1973 à leur réunion de Koweït, pour utiliser l'arme du pétrole, est-elle pour beaucoup une surprise. Le fait décisif est le ralliement à la thèse dure de l'Arabie Saoudite, à la fois le plus gros producteur et celui qui dispose des plus vastes réserves. Bien que ses amitiés et ses intérêts aient toujours penché du côté des États-Unis, le roi Fayçal se laisse emporter par la vague de fierté nationaliste que soulèvent les premiers succès militaires des nations arabes, et exprime son espoir de « ne pas mourir avant d'avoir reconquis Jérusalem ».

Les décisions prises à Koweït tiennent en deux points :
– les livraisons de pétrole sont diminuées de 5 % chaque mois (sur la base des tonnages de septembre 1973), « jusqu'à ce que soit terminée l'évacuation complète des forces israéliennes de tout le territoire arabe occupé pendant la guerre de juin 1967 et que soient rétablis les droits légitimes du peuple palestinien ». Les 5 % sont d'ailleurs un minimum : l'Arabie Saoudite et le Qatar, pour leur part, portent la réduction à 10 %. Enfin, dans les jours qui suivent, un embargo total est appliqué aux livraisons destinées aux États-Unis et aux Pays-Bas, considérés comme des alliés déclarés d'Israël ;
– le prix affiché du baril de pétrole, sur lequel sont calculées les redevances aux États producteurs, est augmenté de 70 %, et de 94 % en Libye, en raison de la proximité du marché européen. En outre, le prix réel de vente, ou prix de marché, lui sera lié de façon fixe (le prix affiché étant égal à 1,4 fois le prix du marché).

Restrictions

Ces décisions marquent l'effacement complet des compagnies pétrolières comme intermédiaires entre États producteurs et États consommateurs. Pour la première fois, les données de base du commerce pétrolier (tonnages et prix) sont arrêtées sans qu'elles aient eu voix au chapitre.