Très vite, la pratique et le tempérament du général de Gaulle vont accentuer une orientation déjà clairement marquée vers la concentration de toute la réalité du pouvoir aux mains d'un seul. Tantôt les freins et les limitations placés ici ou là ne joueront pas, tantôt même la loi est tournée selon les nécessités ou les humeurs du moment, voire carrément violée. Ainsi le chef de l'État rejettera-t-il sans hésitation une demande de convocation du Parlement en session extraordinaire formulée dans les formes requises par la majorité des députés, toutes les contestations visant le recours au référendum en 1962 et de nouveau en 1969, de nombreux avis du Conseil d'État et même du Conseil constitutionnel.

Cependant, la Constitution de 1958 se ressentait encore des concessions faites aux dirigeants et aux élus de la IVe République. En particulier, elle ne donnait pas au président de la République la consécration de l'élection directe au suffrage universel. À peine la guerre d'Algérie était-elle achevée que de Gaulle saisissait l'occasion d'introduire dans la loi fondamentale cette très importante réforme. En fait, c'est presque un nouveau type de régime qui est né, avec l'approbation de cette révision au référendum d'octobre 1962. Élu du peuple souverain, le chef de l'État n'était plus seulement l'arbitre, le garant, défini par la Constitution, mais bien le « guide », la « source unique de tous les pouvoirs ».

Le système politique ainsi légué à la France constituait à l'origine une réaction contre l'excès de parlementarisme, contre le « régime d'assemblée » que fut la IVe République ; mais une réaction peut-être excessive, tant à cause du tempérament du personnage historique, de son autorité et de son ascendant sur le pays qu'en raison d'un mouvement classique du balancier, puisqu'il concentrait aux mains du président de la République, sans les contrepoids d'un régime présidentiel, pratiquement tous les pouvoirs.

Il est juste d'ajouter que dix années de gaullisme et les modes d'élection mis en place pour le choix des députés et du président avaient d'autre part contribué à introduire, outre une certaine stabilité ministérielle, du moins au sommet, une innovation sans précédent dans l'histoire parlementaire française : l'existence d'une majorité, d'un parti majoritaire au Parlement et, partant, d'une simplification des luttes politiques. Mais toute médaille a son revers et la division en deux camps et deux seulement, devenue l'habitude au second tour des grandes consultations nationales, n'a pas que des avantages et peut même se révéler dangereuse dans un pays où il existe au moins trois et peut-être quatre « familles » politiques de base.

La paix, le tiers monde

En revenant au pouvoir, de Gaulle n'a aucune illusion : il a été appelé par les politiciens en plein désarroi pour faire la paix en Algérie ; après quoi, ils l'écarteront pour reprendre leurs jeux. C'est pour éviter précisément que la solution du problème algérien soit aussitôt suivie de son éviction qu'il a inversé les données du problème et choisi par priorité d'asseoir son régime. En même temps, il éludait au moins pour une première étape l'ambiguïté fondamentale de sa politique algérienne, dont les uns attendaient qu'elle consacre par la victoire des armes l'intégration à la métropole d'une Algérie à jamais française et les autres qu'elle débouche sur l'indépendance algérienne, le retrait de la France en tant que puissance colonisatrice.

D'où les tâtonnements, les contradictions même, de son attitude, au début et pendant un an : du fameux « Je vous ai compris », lancé à la foule d'Alger depuis le balcon du forum, le 4 juin 1958, jusqu'à l'offre de la « paix des braves » — en pratique une demande de reddition des nationalistes du FLN — présentée le 23 octobre suivant, le vrai souci est moins de faire la paix que de reprendre le contrôle de la situation, des « pieds-noirs », de l'armée surtout.

Il y aura plusieurs virages à 180° : pleins pouvoirs au général Salan, puis son rappel, recherche d'une solution économique et sociale par le « plan de Constantine », puis d'une solution militaire sur le terrain, puis d'un compromis politique à travers les élus musulmans, « tournée des popotes » pour rassurer l'armée, garantie de la présence française pour apaiser les Européens, promesse d'autonomie pour concilier les musulmans. Il faudra attendre le 16 septembre 1959 pour qu'en formulant la politique dite d'autodétermination de Gaulle lève l'équivoque et rompe avec le principe de « l'Algérie française ».