Journal de l'année Édition 1968 1968Éd. 1968

Lettres

Roman

Le moment où l'on fait le point, au début de l'été, est un moment assez calme dans le domaine du roman, ce qui a des avantages et des inconvénients. La fièvre plus ou moins artificielle des compétitions littéraires est tombée, le pourcentage d'éclosion publicitaire de jeunes génies est nettement inférieur à celui d'autres époques, on peut déjà prendre un certain recul. Mais, en prenant ce recul, nous avons aussi l'impression, peut-être injuste, que bien des livres sont déjà retournés au néant, que, sur 300 à 400 romans qui ont eu leur heure de chance, 30 à 40 ont eu leur heure de notoriété, tandis que l'oubli se referme déjà sur tous les autres, souvent à jamais. Constatation banale, dont je me dispenserais si, cette année, elle ne prenait une force particulière du fait des événements de ce printemps, si nous n'avions l'impression que, du fait d'une vertigineuse accélération de l'histoire, les romans de l'année sont déjà ceux d'un lointain passé.

Cela met en évidence un trait à peu près général de notre littérature romanesque, son éloignement de la vie que nous vivons. Il ne s'agit pas, bien entendu, de réclamer une littérature de l'événement immédiat, ce qui relève du journalisme, ni peut-être même une littérature de l'engagement social ou politique, mais de regretter que les romans d'aujourd'hui, même les meilleurs, aient si peu à donner aux hommes d'aujourd'hui pour les aider à vivre leur vie privée aussi bien que leur vie publique. Les divertissements byzantins de quelques-uns ne valent guère mieux dans ces domaines que les jeux de cirque de la foule grossière. Il y a trop souvent une perte de contact, voire une anémie, et le critique de romans se demande parfois s'il n'est pas dans la situation d'un critique de tragédies en cinq actes et en vers à l'époque de Népomucène Lemercier...

Position acquise

Cela dit pour marquer une tonalité générale, reprenons cœur, et parlons des auteurs et des livres qui entretiennent notre espérance. Bien entendu, il s'agit de faire le point et non de dresser un palmarès, et si nous commençons par des écrivains déjà bien connus, c'est seulement parce qu'ils ont une position acquise dans notre paysage intellectuel, et point du tout pour écraser leurs cadets. Nous avons eu notamment, cette année, un nouveau livre de Louis Guilloux, la Confrontation, non point un gros volume comme le Sang noir ou le Jeu de patience, mais, en peu de pages, une œuvre maîtresse.

Louis Guilloux, on le sait, a été le compagnon et l'ami de beaucoup d'écrivains plus connus que lui, les André Gide, les André Malraux, les Albert Camus : mais il a toujours su rester lui-même et prendre pour son propre compte à la fois le parti de la vie et le parti de la sagesse. Cette confrontation, c'est celle d'un homme et de son passé, et celle d'un homme qui a été avec l'homme qu'il est devenu. C'est presque un roman policier par l'anecdote, mais c'est en lui-même que l'homme se retrouve victime et assassin à la fois, c'est à lui-même qu'il doit justice, si ce mot a un sens. Rien d'obscur, une narration aisée, pressée, un court roman que l'on reçoit comme un coup dont le retentissement se prolonge longuement en nous.

Mondes parallèles

Le début de la saison littéraire a été marqué par la publication des Antimémoires d'André Malraux, et par celle d'un nouveau roman d'Aragon, Blanche ou l'Oubli. L'oubli fonctionne ici comme une antimémoire de poète : le héros n'est pas Aragon, et Blanche n'est pas Elsa, mais, à mesure que l'auteur souligne les différences, le lecteur a le sentiment d'une correspondance très étroite, comme dans un monde parallèle. Les années 20, les années 30, les années de guerre et de résistance et jusqu'aux années 60, tout est évoqué avec brio toujours, avec tendresse souvent, et l'auteur s'efforce en même temps de couvrir tout le terrain entre la politique et la linguistique à la mode. Tout ne se soutient pas toujours aussi bien ; on voit parfois les mains du prestidigitateur malgré l'abondance, la richesse, la virtuosité, mais on entend aussi ce que peut-être Aragon ne veut dire qu'à demi, une sorte de symphonie sur le thème dont il a fait une chanson, celui d'il n'y a pas d'amour heureux.

Malraux : Antimémoires

« Il ramène du passé insaisissable une marée de passé possédé, qui dépose seulement de tous les dieux et les démons qu'elle roule, ce qui fut réduit à l'humain. » Il, c'est pour le Malraux des Voix du silence, le musée. L'écriture, qui enserre, tout vifs pétrifiés, pensées, visages, moments, forme une des plus riches galeries du musée imaginaire. Tels se présentent les Antimémoires, résurrection d'une vie, résurgence d'une voix. Ce gros livre répond moins au besoin d'exercice littéraire d'un tempérament exceptionnel qu'il ne prolonge une méditation commencée il y a plus d'un demi-siècle. Malraux est toujours fasciné par les « Lunes en papier ». Le regard ironique qu'il porte sur l'aventure qui commence dans le bouillonnement surréaliste pour s'achever dans la fonction merveilleuse et absurde de dispensateur de l'« héritage de la qualité du monde », la culture, est d'une singulière acuité. Malraux éclaire la route mystérieuse suivie par les hommes qui meurent et les civilisations qui passent. Saisissants portraits d'hommes d'État, éclat fané de Nehru, de Gaulle grandiose et gouailleur, Mao Tsé-toung, poète, mais distant. Face à la mort, Malraux affirme sa fidélité à lui-même.

Le goût des années 30

Jean Giono a publié un nouveau récit, Ennemonde, Henri Troyat le premier volume d'une nouvelle série, le Cahier. Heureuse et douce fécondité : le chroniqueur annuel de l'art romanesque a l'impression qu'il pourra chaque fois dire la même chose, au point que c'est un peu inutile, comme si un autre chroniqueur éprouvait le besoin de dire que le pommier a eu des pommes, le poirier des poires, etc. De son fond franco-russe, Henri Troyat tire de nouvelles créatures et les jette dans des intrigues qui composent, sans que l'on y prenne assez garde, une histoire de la société ; et de son fond propre, Giono tire des êtres dans lesquels la vérité quotidienne et le mystère intérieur luttent toujours à égalité. Et que Marcel Jouhandeau ait continué son œuvre de mémorialiste conjugal (le Gourdin d'Elise), cela, il n'est vraiment pas besoin de le dire.