Le Français 1966-67

Le Français moyen n'existe pas. Il sort pourtant bien vivant du cliquetis des ordinateurs, qui ont digéré toutes les informations fournies sur eux-mêmes par les Français bruns ou blonds, grands ou petits, gros ou maigres, malades ou vigoureux, riches ou pauvres, bourgeois ou paysans : de la forêt des chiffres naît une moyenne, un Français moyen, où chaque citoyen de l'hexagone retrouve une partie de lui-même, tout en constatant que le portrait-robot ne correspond pas toujours à l'idée qu'il pouvait s'en faire.
Se croit-il léger, insouciant, puisqu'on le lui répète ? voire paresseux ? Il apprendra que le Français est plus productif que son voisin allemand. Sans doute apprendra-t-il, par la même occasion, que la productivité d'un individu s'obtient en divisant le chiffre du produit national de son pays par le nombre des habitants. Avec 9 600 F par an, le Français vient après le Suédois (12 500 F), le Suisse (11 665 F) et le Danois (10 500 F), mais avant l'Allemand (9 500 F), le Britannique (9 050 F) et, plus encore, l'Italien (5 500 F). Comme il fallait s'y attendre, l'Américain, avec 17 500 F, rappelle tout le monde à la modestie.
Pour le Français, cette bonne place au palmarès européen se double d'un pourcentage réconfortant : en un an, il a augmenté sa productivité de 4 %. Deux fois plus que l'Allemand. Un peu moins, il est vrai, que l'Italien.
Ce premier exemple nous rappelle l'utilité des chiffres, qui nous réservent d'autres découvertes lorsqu'on se penche, chapitre par chapitre, sur la vie du Français moyen.

Le toit

Productif malgré sa légende, le Français reste malheureusement très mal logé. Non seulement la France ne se place, pour la construction, qu'au 6e rang des pays européens, mais le toit que les plus débrouillards ont trouvé n'abrite souvent que peu de confort. Surtout en pleine campagne, dans les villages, où les W-C sont un luxe. Pour seulement 18,6 % des cas, ils sont intégrés au logement. Sinon, c'est, au fond du jardin, la pittoresque cabane (38,6 %) qui provoque l'étonnement amusé du touriste américain, le cabinet partagé par plusieurs familles (25,6 %) ou, parfois, rien du tout !

Pour la toilette, mêmes réalités bibliques : 42,2 % des logements n'ont pas l'eau courante à l'intérieur et 79,6 % n'ont ni douche, ni baignoire, ni même un lavabo. Au point que l'on peut se demander quel snobisme a forcé 13,2 % d'entre eux à installer une douche ou une baignoire !

Léger progrès dans les villes de moins de 100 000 habitants : 47,5 % des logements comprennent des W-C à l'intérieur et 32,7 % à l'extérieur. Souvent, l'eau courante (88,7 %), mais souvent aussi ni baignoire, ni douche, ni lavabo (55,2 %).

Encore un progrès, Dieu merci !, pour les villes de plus de 100 000 habitants. Cependant, on y compte encore un logement sur deux sans W-C et avec une cuvette pour se laver !

Paris, ville lumière, doit trancher sur ce désolant tableau ? Non, hélas ! 87,5 % des logements seulement bénéficient de l'eau courante. C'est pire que dans les autres grandes villes. Tout juste 36,3 % ont douche ou baignoire, et 10,3 % se contentent d'un lavabo. Pour les W-C, additionnons les pourcentages : 57 % à l'intérieur et 20,8 % à l'étage ; soit, en tout, 77,8 %. Restent 22,2 %, qui correspondent, craignons-le, à ceux qui en sont totalement dépourvus. Admirons vite les monuments, sans trop pénétrer derrière les façades.

Pourquoi ce retard ? Sans doute la survivance d'habitudes ancestrales qui pèsent plus lourd que le progrès. Aussi incroyable que cela puisse paraître, certains villages rasés par la dernière guerre ont été reconstruits sans W-C, à la demande des habitants eux-mêmes : c'était « trop cher » et « pas tellement indispensable, puisqu'on s'en est bien passé jusque-là ».

D'autres raisons pratiques freinent la contagion du progrès : adduction d'eau difficile dans les communes isolées, peuplées de paysans aux maigres revenus, ou manque de place pour une baignoire dans un vieil appartement, où rien de tel n'avait été prévu.