Lermontov (Mikhaïl Iourievitch) (suite)
Après une brève permission à Saint-Pétersbourg, où il supplie vainement le tsar d’accepter sa démission, Lermontov regagne son camp, mais, prétextant des ennuis de santé, il s’arrête lors de son retour dans la station thermale de Piatigorsk. La vitalité reprend le dessus. Ce ne sont que fanfaronnades, farces et jeux bruyants. Le poète se cache de nouveau sous le masque du fêtard cynique et grossier. Il exerce sa verve satirique aux dépens d’un ancien camarade d’études, qui a la vanité chatouilleuse : N. S. Martynov. Mais, cette fois, les choses tournent mal : Martynov envoie ses témoins et aucun ami ne parvient à séparer les protagonistes. Le duel a lieu le 27 juillet 1841 à la fin de l’après-midi. Au premier coup de pistolet, Lermontov tombe au sol, tué raide.
Lermontov est mort à l’âge de vingt-sept ans, en plein épanouissement de son talent. Dans son œuvre, publiée en grande partie à titre posthume, il faut naturellement trier le bon grain de l’ivraie, les effusions de jeunesse ne présentant dans l’ensemble qu’un intérêt historique et psychologique. Encore faut-il faire une place à l’Ange, considéré même à présent comme un chef-d’œuvre d’art lyrique.
Au cours de cette fulgurante carrière, jaillie en plein romantisme, emportée par l’élan épique et creusant peu à peu son lit au travers d’une rocailleuse réalité, de même thèmes, de mêmes morceaux se répondent, repris dans des contextes différents. Les rédactions successives du Démon, de 1829 à 1841 (Lermontov y avait travaillé de 1829 à 1833, puis en 1837 et en 1839), font ainsi apparaître comme une obsession profonde le thème de l’être solitaire, désespéré, égotiste et condamné au mal, qui garde pourtant au fond du cœur la nostalgie de l’idéal et le goût de la liberté. Avec la ballade guerrière de Borodino et le Chant du tsar Ivan Vassilievitch, du jeune « opritchnik » et de l’audacieux marchand Kalachnikov, imprégné de folklore populaire, Lermontov s’achemine vers un réalisme simple et vigoureux, moins concis mais plus coloré que celui de Pouchkine.
L’avenir seul aurait pu dire vers quelles cimes se développait son génie. Sa prose offre un miraculeux mélange de réalisme et d’intériorité, de virilité et de nuances, de sobriété et de vérité d’expression. Et Tolstoï n’hésita pas à considérer Un héros de notre temps comme « le point de départ de la littérature en prose ».
Sous ce titre commun, Lermontov a réuni cinq récits reliés l’un à l’autre par le personnage de Petchorine, héros des années 1830, frère de Byron, d’Eugène Onéguine et double de lui-même. Sous le masque de Petchorine, désenchanté et méprisant, se cache l’âme d’un poète que la vie a progressivement desséchée. La langue limpide, brève, ironique fouille les replis du cœur et suggère, jusqu’à l’étouffement, ces atmosphères subtiles et saturées qui annoncent Tchekhov.
Tant de promesses s’effondrent d’un seul coup, dans l’indifférence, que dire, dans le soulagement de l’aristocratie, pour qui les élans de Lermontov constituaient un perpétuel défi.
S. M.-B.
E. Duchesne, Michael Iourievitch Lermontov, sa vie et ses œuvres (Plon, 1910). / N. L. Brodsky, M. L. Lermontov (en russe, Moscou, 1945). / H. Troyat, l’Étrange Destin de Lermontov (Plon, 1952).