Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
L

Lermontov (Mikhaïl Iourievitch) (suite)

Après une brève permission à Saint-Pétersbourg, où il supplie vainement le tsar d’accepter sa démission, Lermontov regagne son camp, mais, prétextant des ennuis de santé, il s’arrête lors de son retour dans la station thermale de Piatigorsk. La vitalité reprend le dessus. Ce ne sont que fanfaronnades, farces et jeux bruyants. Le poète se cache de nouveau sous le masque du fêtard cynique et grossier. Il exerce sa verve satirique aux dépens d’un ancien camarade d’études, qui a la vanité chatouilleuse : N. S. Martynov. Mais, cette fois, les choses tournent mal : Martynov envoie ses témoins et aucun ami ne parvient à séparer les protagonistes. Le duel a lieu le 27 juillet 1841 à la fin de l’après-midi. Au premier coup de pistolet, Lermontov tombe au sol, tué raide.

Lermontov est mort à l’âge de vingt-sept ans, en plein épanouissement de son talent. Dans son œuvre, publiée en grande partie à titre posthume, il faut naturellement trier le bon grain de l’ivraie, les effusions de jeunesse ne présentant dans l’ensemble qu’un intérêt historique et psychologique. Encore faut-il faire une place à l’Ange, considéré même à présent comme un chef-d’œuvre d’art lyrique.

Au cours de cette fulgurante carrière, jaillie en plein romantisme, emportée par l’élan épique et creusant peu à peu son lit au travers d’une rocailleuse réalité, de même thèmes, de mêmes morceaux se répondent, repris dans des contextes différents. Les rédactions successives du Démon, de 1829 à 1841 (Lermontov y avait travaillé de 1829 à 1833, puis en 1837 et en 1839), font ainsi apparaître comme une obsession profonde le thème de l’être solitaire, désespéré, égotiste et condamné au mal, qui garde pourtant au fond du cœur la nostalgie de l’idéal et le goût de la liberté. Avec la ballade guerrière de Borodino et le Chant du tsar Ivan Vassilievitch, du jeune « opritchnik » et de l’audacieux marchand Kalachnikov, imprégné de folklore populaire, Lermontov s’achemine vers un réalisme simple et vigoureux, moins concis mais plus coloré que celui de Pouchkine.

L’avenir seul aurait pu dire vers quelles cimes se développait son génie. Sa prose offre un miraculeux mélange de réalisme et d’intériorité, de virilité et de nuances, de sobriété et de vérité d’expression. Et Tolstoï n’hésita pas à considérer Un héros de notre temps comme « le point de départ de la littérature en prose ».

Sous ce titre commun, Lermontov a réuni cinq récits reliés l’un à l’autre par le personnage de Petchorine, héros des années 1830, frère de Byron, d’Eugène Onéguine et double de lui-même. Sous le masque de Petchorine, désenchanté et méprisant, se cache l’âme d’un poète que la vie a progressivement desséchée. La langue limpide, brève, ironique fouille les replis du cœur et suggère, jusqu’à l’étouffement, ces atmosphères subtiles et saturées qui annoncent Tchekhov.

Tant de promesses s’effondrent d’un seul coup, dans l’indifférence, que dire, dans le soulagement de l’aristocratie, pour qui les élans de Lermontov constituaient un perpétuel défi.

S. M.-B.

 E. Duchesne, Michael Iourievitch Lermontov, sa vie et ses œuvres (Plon, 1910). / N. L. Brodsky, M. L. Lermontov (en russe, Moscou, 1945). / H. Troyat, l’Étrange Destin de Lermontov (Plon, 1952).

Lesage (Alain René)

Romancier et auteur dramatique français (Sarzeau 1668 - Boulogne-sur-Mer 1747).


Lesage est surtout connu pour son roman picaresque Gil Blas de Santillane, qui l’occupa toute sa vie, puisqu’en 1747, peu avant sa mort, il en donna l’édition définitive. Ce livre contraste fortement avec la vie même de l’écrivain, laborieuse et effacée.


Une vie laborieuse

Alain René Lesage perd sa mère à l’âge de neuf ans et son père à quatorze : placé en tutelle auprès de ses oncles, il entre en 1686 au collège de Vannes, chez les Jésuites, termine ses études à Paris, passe ses examens de droit et s’inscrit au barreau. En 1694, il épouse Marie-Elisabeth Huyard et ne tarde pas à abandonner sa charge d’avocat pour se consacrer à la littérature. Ses premières œuvres sont des traductions et des adaptations : en 1695, il traduit les Lettres galantes d’Aristénète, écrivain grec de la décadence ; en 1700, il publie deux pièces de Francisco de Rojas et de Lope de Vega, sous le titre le Théâtre espagnol. En 1702, c’est une comédie traduite de Rojas, le Point d’honneur, qu’il fait jouer au Théâtre-Français, avant de traduire, en 1704, le Don Quichotte d’Avellaneda.

En 1707 commence sa production personnelle avec Don César Ursin et Crispin rival de son maître ; c’est également l’année du Diable boiteux. En 1709, il fait jouer Turcaret. De 1712 à 1735, il écrit une centaine de pièces pour le Théâtre de la Foire, qui constituent son gagne-pain. En 1715 paraissent les tomes I à VI de l’Histoire de Gil Blas de Santillane, en 1724 les tomes VII à IX, en 1735 les tomes X à XII. Entre-temps (1732), il a donné au théâtre la Tontine et écrit Don Guzman d’Alfarache et les Aventures de M. Robert, chevalier, dit de Beauchêne. De 1736 à sa mort, il écrit le Bachelier de Salamanque (1736-1738), la Valise trouvée (1740) et, en 1743, un Mélange amusant de saillies d’esprit et de traits historiques les plus frappants. Cette même année 1743, il se retire avec sa femme à Boulogne-sur-Mer.

Lesage est donc un homme de lettres qui s’intéresse au théâtre et au roman : ces deux genres constituent les deux pôles de sa production.

Turcaret, plus encore que Crispin rival de son maître, est une date dans l’histoire du théâtre : dans la tradition de Molière et de La Bruyère, Lesage se pose en critique réaliste et satirique des mœurs immorales de son temps. Avec une lucidité impitoyable, il met en scène un monde corrompu, où règnent l’argent et le vol, symbolisé par le fermier général Turcaret, ancien laquais enrichi à force de malversations. Odieux et ridicule, il trouve son maître en Frontin, valet et filou, qui, après s’être joué de tous les voleurs, tire la conclusion : « Voilà le règne de Turcaret fini ; le mien va commencer. » De cette pièce naît un comique retenu : par son ironie, sa satire et son réalisme, Lesage provoque moins le rire que le sourire, un sourire amer et critique.