Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Frédéric II le Grand (suite)

La politique étrangère

Mais le roi-philosophe se fait chef de guerre. À coups de conquêtes fructueuses, où éclate son génie militaire et diplomatique, par une volonté forcenée d’expansion économique, il hisse la Prusse au rang de puissance germanique majeure, rivale des Habsbourg et terre d’expérience du despotisme éclairé. L’armée forgée par son père, amalgamant mercenaires et appelés nationaux, savamment entraînée, et deux guerres coûteuses lui garantissent la riche Silésie (1 million d’hommes), envahie le 16 décembre 1740, lorsque la mort de Charles VI ouvre la succession impériale qui oppose François, époux de Marie-Thérèse d’Autriche, à l’électeur de Bavière, soutenu par la France.

Allié intermittent de Louis XV, car soucieux d’objectifs exclusivement prussiens, Frédéric II change cinq fois de front de 1741 à 1745, au gré des victoires ou défaites françaises. La paix de Berlin (28 juill. 1742) clôt la première guerre de Silésie, qu’illustrent ses victoires de Mollwitz (auj. Malujowice, Pologne) [10 avr. 1741] et Chotusitz (auj. Chotusice, Tchécoslovaquie) [17 mai 1742|, séparées par la trêve de Klein-Schnellendorf (oct. 1741). La seconde, déclarée en 1744 par peur des succès autrichiens, s’achève par le traité de Dresde (25 déc. 1745) : la Silésie reste acquise à la Prusse. Pour la conserver, Frédéric II change de partenaire. Allié des Anglais (16 janv. 1756), il envahit la Saxe (fin août) pour intimider Vienne, mais se heurte à une dangereuse coalition animée par Marie-Thérèse (France, Autriche, les impériaux, Russie, Suède). Malgré Rossbach (5 nov. 1757), Leuthen (5 déc.), l’étau se resserre jusqu’au désastre de Kunersdorf (12 août 1759), qui ouvre le Brandebourg à l’invasion.

Mais l’héroïque ténacité du roi lui permet de bénéficier du retrait inattendu des Russes après la mort d’Élisabeth (5 janv. 1762) et de garder la Silésie (traité d’Hubertsbourg, 15 févr. 1763). Moins onéreuse est l’acquisition de la Prusse occidentale sauf Dantzig (600 000 hommes), fruit de subtiles négociations.

Favorable aux ambitions russes en Pologne (1764), puis inquiet de leurs progrès (1769), Frédéric II capte et oriente la volonté habsbourgeoise de freiner ou de monnayer les succès moscovites dans les Balkans, pour amener Catherine II au copartage partiel de la Pologne (1772). Fort de ses 180 000 soldats, il empêche toute modification du statu quo germanique et se pose en défenseur des petits États menacés par Joseph II. Il interdit à celui-ci d’annexer la Bavière par une démonstration militaire (1778) ou en ameutant les princes (1785), mais obtient pour Berlin l’expectative des principautés d’Ansbach et de Bayreuth (1779).


La politique intérieure

Adepte du caméralisme, avatar germanique du mercantilisme, le roi de Prusse dirige l’économie avec la même énergie, surtout après 1763. Les problèmes ne manquent pas : poussée démographique (2,2-5,7 millions d’hab.), intégration des conquêtes, reconstruction et extension de l’œuvre réalisée de 1746 à 1756, dont l’État assure le financement. Les manipulations monétaires de 1762-1764 épongent la dette née de la guerre. Le produit des impôts nouveaux (tabac, café), conçus par le fermier général Helvétius, alimente la Banque de Berlin (1765), ses filiales provinciales, les caisses de crédit foncier et dégage des excédents budgétaires gelés dans le trésor de guerre. Objectif permanent, la colonisation agricole, mêlant immigrés et sujets déplacés, améliore la carte des densités, associe mise en valeur (marais Oder-Warthe) et germanisation (noyautage des régions catholiques ou slaves) et garantit l’autarcie frumentaire du royaume. Le ministère des Manufactures (1749) coordonne des activités dispersées (soie à Krefeld, sidérurgie de la Ruhr), intensifie le développement silésien (lin, fer, charbon) et érige Berlin, avec ses satellites de Potsdam, Spandau (armement), en capitale industrielle (soie, coton, porcelaine, horlogerie), attractive (140 000 hab. en 1780 contre 80 000 en 1740) et cosmopolite (30 p. 100 de non-Prussiens). De l’Elbe à la Vistule, des canaux favorisent des échanges interprovinciaux, dégagés des entraves douanières. Si les compagnies d’Emden périclitent (1750-1768), Stettin, stimulée par les accords avec la Pologne (1775), conteste le monopole hambourgeois.


L’homme et la légende

Proclamé Grand, Frédéric II sait forger sa propre légende. Voltaire et la « ménagerie philosophique » stipendiée de Sans-Souci, édifié par G. W. von Knobelsdorff (1745-1747), accréditent l’exemplarité du « Salomon du Nord », négateur du droit divin, tolérant au point d’accueillir les Jésuites (1773), premier serviteur de l’État, pas plus machiavélique que d’autres, et inspirent en Europe des partis prussiens influents. En 1763 apparaît le « Vieux Fritz », d’une austérité composée, décharné, mal vêtu, incarnation populaire et itinérante de l’énergie prussienne. Propagande efficace, couverture d’un absolutisme tatillon, car la raison d’État infléchit les principes des « lumières ». Sans modifier les institutions mais multipliant les ministères, Frédéric II substitue aux décisions collégiales les ordres de cabinet adressés à ses ministres-commis (H. von Podewils, E. F. von Hertzberg). Il court-circuite les diètes provinciales, décide sur place avec les fonctionnaires locaux, souvent d’anciens militaires, administre directement les provinces conquises. Il abolit la torture, mais laisse inachevée la réforme judiciaire de Samuel von Cocceji (1747-1755) et refuse de promulguer le Code frédéricien (1749) pour conserver sa liberté d’action.

De l’Église luthérienne, fonctionnarisée, nul danger. Les réformes sociales peuvent se limiter à des retouches — atténuation du servage, de la corvée sur le domaine royal (1763) —, car Frédéric II est condamné à respecter les privilèges économiques de sa noblesse, essentielle à l’encadrement du royaume. Son indifférence au réveil littéraire allemand déçoit aussi l’intelligentsia berlinoise, prête à en faire un héros national. Écrivain français et flûtiste fécond, le roi fustige les « dégoûtantes platitudes » de la langue allemande (1780) et veut ignorer Klopstock, Lessing, Goethe, Haydn, Mozart.