Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Fragonard (Jean Honoré)

Peintre français (Grasse 1732 - Paris 1806).


De nombreuses obscurités entourent son œuvre, en apparence si connue, car la chronologie en est incertaine, la plupart des tableaux et des dessins n’étant pas datés. Cependant, le style de Fragonard évolue de la « grande manière » en faveur à l’Académie aux prémices du romantisme et jette dans le néo-classicisme de la fin du siècle le dernier éclat du baroque, car l’artiste appartient à cette lignée qui, de Rubens à Tiepolo, préfère le mouvement au repos et, déjà, l’impression à la certitude. Mais cet art rapide, qui reflète le plus grand naturel, est l’aboutissement d’un travail acharné, et Charles Natoire (1700-1777) comme Pierre Jean Mariette (1694-1774) ont noté la timidité du jeune homme, son insatisfaction devant ses recherches.

Fragonard naît à Grasse dans une famille d’origine italienne qui s’installe à Paris vers 1738. Mis en apprentissage chez Chardin*, puis chez Boucher*, il intègre brillamment leurs deux influences à son art, où la fougue méridionale et le culte de la séduction amoureuse n’excluront jamais le réalisme. Premier prix de Rome en 1752 (devant Gabriel de Saint-Aubin [1724-1780]) sur le thème de Jéroboam sacrifiant aux idoles (École des beaux-arts, Paris), il passe ensuite trois ans à l’École royale des élèves protégés, dirigée par Carle Van Loo (1705-1765). Son séjour au palais Mancini (1756-1761) est d’une importance primordiale. Boucher lui avait, paraît-il, conseillé de ne prendre au sérieux ni Michel-Ange ni Raphaël ; son goût personnel le portera vers Pierre de Cortone, Baroche et les Vénitiens. À défaut des tableaux, pour la plupart perdus, les rapports adressés par Natoire, directeur à Rome de l’Académie de France, au surintendant des Beaux-Arts, le marquis de Marigny, montrent les hésitations, puis les progrès éclatants du jeune homme. Fragonard rencontre Greuze*, se lie intimement avec Hubert Robert*, dont la manière rapide et fluide est proche de la sienne, et avec l’abbé Jean-Claude Richard de Saint-Non (1727-1791), qui l’introduira dans les milieux parisiens de l’Encyclopédie et des grands collectionneurs (Ange Laurent de Lalive de July [1725-1775], Claude Henri Watelet [1718-1786]). Saint-Non loge à la Villa d’Este, et, dans ces jardins célèbres, Fragonard et Hubert Robert s’éveillent au sentiment de la nature, si nouveau alors en peinture et que la Nouvelle Héloïse (1761) va répandre dans les lettres. L’Orage (Louvre) et le Petit Parc (coll. Wallace, Londres) évoquent, ainsi que d’admirables sanguines et lavis, les cyprès et les orangers de la campagne italienne. Un séjour de Fragonard à Naples précède son retour à Paris, par Bologne, Florence, Venise, Parme, Gênes. L’artiste revient imprégné des baroques, insensible à l’antiquomanie prônée par un Anton Raphael Mengs (1728-1779), ayant préféré à la froideur des marbres les gestes arrondis des lavandières. Au retour, l’influence hollandaise (Rembrandt, Ruysdael) et flamande (il demande en 1767 l’autorisation d’étudier les Rubens de la galerie du Luxembourg) se mêle à celle de l’Italie.

Négligeant la vie officielle, bien que le brio pathétique de son Corésus et Callirrhoé (Louvre) ait été triomphalement agréé par l’Académie, Fragonard fait une carrière de charme. Actrices et fermiers généraux se disputent ses œuvres, où le libertinage n’a rien d’équivoque, mais respire une santé, une allégresse très jeunes et parfois rustiques, plus proches de Restif que de Sade (la Chemise enlevée, Louvre).

Pris au jeu de sa propre virtuosité, Fragonard exécute en une heure des portraits de fantaisie (Monsieur de la Bretèche, 1769, Louvre). Il y a plus de fini et de préciosité dans l’œuvre qui établit sa réputation, les Hasards heureux de l’escarpolette (1767, coll. Wallace), commandés par M. de Saint-Julien, receveur du clergé, et dans les décorations. Celles-ci eurent peu de chance : le salon de la Guimard, terminé par le jeune David* après la brouille de Fragonard avec la danseuse, a disparu, et les panneaux illustrant les progrès de l’amour dans le cœur des jeunes filles (1770-1773, coll. Frick, New York), demandés par la Dubarry pour Louveciennes, furent refusés et remplacés par des œuvres plus anacréontiques de Vien* ; en 1790, Fragonard les installa dans sa maison de Grasse. Ses compositions aux couleurs claires (les Baigneuses, Louvre) ont « le heurté, le roulé, le bien fouetté » relaté par A. J. Dezallier d’Argenville et semblent parfois, dans les traînées de couleur du Renaud dans les jardins d’Armide (coll. privée), tendre à la délectation de la peinture pure.

En 1773, l’un de ses mécènes, Bergeret, emmène l’artiste en Italie, avec retour par Vienne, Dresde, Francfort. Fragonard est accompagné de son élève et compatriote Marie-Anne Gérard (1745-1823), épousée en 1769, dont il eut deux enfants. À partir de 1775, la jeune sœur de celle-ci, Marguerite, habite avec eux. La vie familiale inspire au peintre ces scènes de genre mises à la mode par Greuze, mais auxquelles il donne un accent très naturaliste, et des portraits d’enfants d’une grande fraîcheur.

Pourtant, un lyrisme nouveau s’insinue dans les grands ombrages de la Fête à Saint-Cloud (Banque de France) et dans les contrastes ombre-lumière de l’Île d’amour (fondation Gulbenkian, Lisbonne). Le rêve habite les jeunes femmes jadis si rieuses. Bientôt, une certaine rigueur néo-classique marque les profils et les gestes, mais aux alibis de la mythologie se substituent ceux du cœur, et, pour invoquer l’amour ou boire à sa source, les personnages s’élancent avec une passion romantique proche de Prud’hon*. La Révolution n’inquiète guère Fragonard, et David, chez qui il met en apprentissage son fils Évariste (1780-1850), le fait nommer membre du Conservatoire des arts. Mais le goût a changé, son art semble démodé.

Ces dessins, dans lesquels Saint-Non trouvait « du sortilège », ces évanescences, où se tordent des rubans de couleurs, devancent pourtant d’un siècle certaines trouvailles impressionnistes ; les Goncourt l’ont prévu, qui notent dans leur réhabilitation du Maître : « Fragonard a été plus loin que personne dans cette peinture enlevée qui saisit l’impression des choses et en jette sur la toile comme une image instantanée » (Gazette des beaux-arts, 1865).

S. M.