Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

esthétique (suite)

La démarche de Francastel et de ses prédécesseurs est d’ordre socio-historique et culturel. On peut concevoir un type d’enquête portant sur la lecture de l’œuvre en termes purement formels, à l’aide du concept de structure. Ce type de recherche, dont pour partie les antécédents pourraient être trouvés auprès de la Gestalttheorie* (psychologie de la forme), conduit à s’interroger sur l’emploi des concepts dérivés de la linguistique dans l’analyse de l’œuvre d’art (Jacques Poliéri, Scénographie-Sémiographie, 1971).


Le système des beaux-arts ; la correspondance des arts ; l’esthétique comparée ; épistémologie et pérennité de l’« art »

On ne s’étonnera pas de voir ici traitée, en conclusion, une série de questions apparemment très diverses. Une approche historique de leur problématique convainc cependant de la liaison qui existe entre elles — jusqu’à formuler, à partir de la question classique du « système des beaux-arts », la problématique très actuelle d’une disparition de l’« art ».

Benedetto Croce souhaitait qu’on brûlât un jour tous les volumes consacrés à la question, pour lui oiseuse, de la correspondance des arts. De fait, ce sont surtout des Allemands et des Français qui se passionnèrent pour elle, notamment au tournant de ce siècle, et plutôt dans le milieu universitaire.

On a vu qu’à toutes les époques la question d’une classification des arts et des catégories esthétiques n’a jamais été abandonnée : depuis la distinction de l’épique, du tragique et du comique (Aristote) jusqu’à la définition du concept d’évolution dans le domaine esthétique (Ferdinand Brunetière [1849-1906], l’Évolution des genres, 1890), ces classifications attestent la permanence du débat, qui lui-même naît d’une évolution de l’art et de ses formes aux différentes époques.

Il semble que tout autre soit la floraison d’idées et d’écrits sur les systèmes des beaux-arts, sorte de chapitre obligatoire de nombreuses esthétiques. Les premières tentatives en ce sens, à l’époque moderne, sont celles de Lessing* (Laocoon, 1766), qui établit la distinction classique entre arts de l’espace (architecture, peinture, sculpture) et arts du temps (musique, poésie, danse) : les arts s’opposent en fonction de leur mode de présentation (simultané ou successif) au spectateur.

Dans cette voie, on peut nommer aussi Max Schasler, Hugo Dinger et Konrad von Lange (Das Wesen der Kunst, 1901), celui-ci introduisant pour sa part une autre distinction entre arts de la mimèse (ou de l’imitation : drame, arts figuratifs, musique) et arts de la création (danse, musique lyrique, architecture).

Max Dessoir (1867-1947) se proposait alors d’établir, par un tableau croisé, un classement des arts en fonction de ces deux systèmes d’opposition (Ästhetik und allgemeine Kunstwissenschaft, 1906).

On a vu qu’à cette époque de telles recherches présentent, en fait, beaucoup moins d’intérêt que d’autres : détermination des « visions » et « dispositions » du spectateur en face de l’œuvre d’art (Wilhelm Dilthey [1833-1911]), naissance de l’école de Vienne, du Cercle de Warburg, analyse des styles (Wölfflin), rôle de l’inconscient dans la création artistique...

Le relais apporté par les Français aux recherches de classification semble dès lors un peu anachronique, d’autant plus que les distinctions se parent de raisons parfois morales. Le problème devient de savoir, par exemple, à quoi on peut légitimement conférer la dignité d’art : attitude motivée par la tentative de classer les arts en fonction des sens qu’ils mettent prioritairement en œuvre. Peu de problèmes pour les arts de la vue (architecture, sculpture, peinture, danse) et ceux de l’ouïe (musique, danse, poésie), du moins dans les cas les plus classiques. Mais que faire des autres sens ? Guyau avait déjà revendiqué une esthétique des « sens inférieurs » (toucher, goût, odorat). Dans une ambiance postnaturaliste, Lalo avait renchéri en suggérant une esthétique de l’érotisme, de la pornographie, de la gastronomie, de la parfumerie (« formes de l’art, formes de l’esprit », Journal de psychologie, juin 1951), ce à quoi le R. P. Nédoncelle s’opposa vigoureusement (Introduction à l’esthétique, 1953). Quant à Joseph Segond (Traité d’esthétique, 1947), il récusait sagement l’idée même d’une « hiérarchie » entre les arts.

Il appartenait à Étienne Souriau de formuler une critique serrée des différents systèmes de classification précédents, puis de présenter une nouvelle grille de « correspondances ». La critique, en fait, est aisée : le simple bon sens ruine l’idée d’opposer, par exemple, l’architecture comme art de l’espace à la musique comme art du temps, alors que la construction d’un édifice peut durer des années, que sa « lecture » s’effectue d’une manière progressive, que son style ou ses styles sont traces de l’histoire et que son éclairage varie selon les heures et les saisons... De même, la musique se déroule bien dans le temps, mais ce temps est spécifique, ramassé, et, lorsque nous pensons « symphonie de Mahler », nous envisageons avant tout un objet, presque un « produit de consommation » — l’expression dût-elle choquer —, concrétisé par une partition qui se donne à nous, aujourd’hui, dans une quasi-instantanéité. Au demeurant, le temps d’une écoute de la symphonie n’est pas essentiellement différent du temps de la visite de la cathédrale.

Pareillement, les distinctions fondées sur les sens n’ont guère de valeur. Un monument (une église) a son odeur propre, une sculpture s’impose à nous par un toucher imaginé. Les valeurs érotiques de l’œuvre d’art ne concernent pas un « sens » précis, le toucher, mais intéressent tous les sens : c’est un problème de rythme vital, non de sensation épidermique. Et que dire d’« arts frontières » comme le cinéma, l’art cinétique, la danse, l’opéra, le spectacle au sens large ?