Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
D

Dante Alighieri (suite)

Il se joint d’abord aux tentatives malheureuses des exilés blancs pour rentrer dans Florence par la force, et défend idéalement leur cause dans une épître au cardinal Niccolo da Prato, chargé d’intercéder en leur faveur auprès du nouveau pape Benoît XI. Mais l’échec de l’ambassade et la défaite finale des Blancs à La Lastra (1304), bataille à laquelle il refuse de prendre part, ne font que le confirmer dans son mépris croissant pour ses compagnons d’exil et dans sa décision d’être « tout seul en son parti » (Paradis, XVII). Il mène alors une vie errante, sur les étapes de laquelle toute information précise fait défaut : sans doute successivement à Vérone, auprès de Bartolomeo Della Scala, dans d’autres villes de Vénétie, à Bologne, en Lunigiana (1306) auprès des Malaspina, et à Lucques. De cette époque datent ses épîtres à Cino da Pistoia et à Moroello Malaspina, ainsi que celle (Popule meus, quid feci tibi ?), aujourd’hui perdue, où Dante tente de reconquérir l’estime de ses concitoyens au nom de la dignité morale et intellectuelle de son œuvre en cours (Il Convivio et De vulgari eloquentia).

Si certains commentateurs font remonter à 1306-1308 la rédaction des premiers chants de l’Enfer, la vision à la fois prophétique et apocalyptique de l’histoire qui s’affirme dans la Divine Comédie, et en particulier dans le Paradis, a pour origine l’expérience politique décisive qu’est pour Dante l’élection à l’Empire, puis l’échec et la mort d’Henri VII de Luxembourg, en qui il a placé tous ses espoirs de restauration morale et politique de Florence, de l’Italie et de l’humanité entière. Lorsque celui-ci annonce (1310) son intention de venir se faire couronner à Rome, Dante, bravant l’autorité pontificale et celle de la monarchie française, hostiles à Henri VII, se prodigue en épîtres d’une rare énergie, d’abord pour soutenir sa cause auprès des principaux princes italiens, puis contre les Florentins rebelles à l’empereur. Il s’adresse enfin à l’empereur lui-même pour l’enjoindre d’écraser par les armes la résistance florentine ; ce qui lui vaut d’être exclu de l’amnistie accordée par Florence à ses exilés, à l’approche des armées impériales. En 1313, la mort d’Henri brise net le rêve grandiose de Dante, qui se retire désormais dans la composition de son poème, non sans cependant intervenir encore une fois, en 1314, auprès des cardinaux italiens réunis en conclave à la mort de Clément V. En 1315, dans son épître A un ami florentin, il repousse dédaigneusement, au nom de sa dignité de poète et de citoyen, une nouvelle offre d’amnistie que Florence lui concédait sous condition (amende et requête publique de pardon). Quelques mois plus tard, lors d’une nouvelle amnistie, il refuse même de répondre à l’ordre de comparution : sa condamnation à mort est renouvelée et étendue à ses enfants. Il réside alors à Vérone, sous la protection de Cangrande Della Scala. On ignore à quelle date il passe ensuite à la cour de Guido Novello da Polenta, à Ravenne. Les premières copies de l’Enfer et du Purgatoire, qui commencent alors à circuler dans toute l’Italie, lui attirent bientôt la plus haute considération, comme en témoignent les deux églogues latines que lui adresse, vers 1319, de l’université de Bologne, Giovanni Del Virgilio. Dante décline son invitation à quitter Ravenne et à composer en latin un poème immortel, revendiquant pour sa gloire les seuls mérites de son œuvre en langue vulgaire. Il lit en 1320, dans une église de Vérone, son traité Quaestio de aqua et terra, qui atteste l’étendue de ses connaissances scientifiques et philosophiques, et meurt à Ravenne, le 14 septembre 1321, au retour d’une ambassade à Venise.


L’œuvre

Les Rime de jeunesse de Dante, d’inspiration amoureuse, illustrent son apprentissage poétique à l’école des principales tendances littéraires de son temps. Elles comprennent, outre les pièces accueillies plus tard dans la Vita nuova, une trentaine de compositions allant des deux tensons avec Dante da Maiano au sonnet Un dì si venne a me Malinconia. Dante y poursuit l’idéal chevaleresque et courtois de la poésie provençale, mais transposé dans les structures bourgeoises de la civilisation communale, et filtré à travers la récente tradition littéraire italienne de langue vulgaire : de l’école sicilienne à Guittone d’Arezzo et au « dolce stil nuovo ». D’une poétique de la virtuosité à une esthétique de la grâce, et de la chanson à la ballade puis au sonnet, Dante se rapproche en effet peu à peu du « dolce stil nuovo » en élaborant un mythe aristocratique de l’amour qui emprunte d’abord à Cavalcanti ses accents tragiques (par exemple dans E’ m’incresce di me et Lo doloroso amor) pour s’accomplir ensuite, fût-ce à travers la leçon de Guido Guinizelli, sous une forme plus personnelle et surtout plus narrative.

Structure narrative qui constitue la plus grande nouveauté de la Vita nuova (la Vie nouvelle) par rapport aux poésies antérieures qui s’y trouvent rassemblées et insérées a posteriori (1292-93) dans la trame d’un récit commentaire en prose qui est, à la lettre, une véritable autobiographie amoureuse et poétique de l’adolescence de Dante : l’amour y apparaît à la fois comme expérience étendue dans le temps et l’espace, comme aventure spirituelle transcendante et comme le fondement même de toute parole poétique.

La rédemption amoureuse que célèbre la Vita nuova se déroule en effet comme une histoire, scandée par les incessantes articulations temporelles du récit : « puis », « ensuite », « après », etc. L’œuvre du temps y est aussi décisive qu’irréversible, culminant dans la mort de Béatrice (XXIX), suivie de l’égarement intellectuel et sentimental du poète. Les lieux de même, fût-ce allusivement (non pas Florence, mais la ville ; non pas l’Arno, mais le fleuve, etc.), ont pris une figure stable et précise. Mais à chaque instant la durée et les circonstances de l’aventure amoureuse deviennent, à travers le langage et les nombres qui les énoncent, les signes mêmes de la transcendance. Béatrice est messagère de béatitude céleste, le salut qu’elle adresse au poète est le gage du salut de son âme, elle lui apparaît pour la première fois à l’âge de neuf ans, pour la seconde fois neuf ans plus tard, etc. : « Elle est un neuf, c’est-à-dire un miracle, dont la racine, autrement dit la racine du miracle, n’est autre que la merveilleuse Trinité. » Enfin, au-delà des expériences stylistiques de sa jeunesse, Dante découvre dans l’amour, plus encore qu’une nouvelle inspiration, la raison d’être même de sa poésie. Son bonheur d’amant est proprement bonheur d’expression : « Ma béatitude est dans ces paroles qui louent ma dame » (XVIII) ; la béatitude de la louange coïncidant avec la louange de la Béatitude (Béatrice). Mais, si la montée aux cieux de Béatrice ne fait qu’accomplir sa figure symbolique de créature venue du ciel et destinée à y séjourner, sa mort terrestre détourne de son message divin le poète égaré par la douleur et replié sur lui-même. En effet, la nouvelle figure féminine (la « donna gentile ») qui apparaît à la fin de la Vita nuova est moins un substitut dégradé de Béatrice (Béatrice est irremplaçable) qu’une figure consolatrice. Le nouvel amour est avant tout amour de soi, apitoiement sur soi ; infidélité moins à Béatrice qu’à la révélation divine dont elle était messagère, et dont Dante retrouve l’intuition in extremis. Intuition qui n’est autre que celle de la Divine Comédie, où Dante se propose de dire de Béatrice « ce qui jamais ne fut dit d’aucune ». À savoir que l’amour de Béatrice conduit à la contemplation de « l’amour qui meut le soleil et les autres étoiles ».