Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

corps (image du) (suite)

Le caractère artificiel de cette conception suscita la réaction de l’école allemande de C. Wernicke (1848-1905), et ses élèves A. Storch et O. Förster (1873-1941), dont les porte-parole en France furent Deny et Camus. Il était en effet hâtif de conclure, de la spécificité d’une fonction, à la spécificité d’un appareil sensoriel. Les données sensorielles kinesthésiques, par exemple, propres sans doute à rendre compte de la situation et du déplacement des segments, ne limitent évidemment pas leur fonction à cette seule donnée : le contact de ma main sur la table peut m’amener tant à la connaissance de ma main comme segment corporel, de son orientation, que de la dureté de cette table et de sa situation spatiale. Ces sensations organiques d’origine externe et leurs « images mémorielles » sont unies, selon Wernicke, aux images des sensations d’origine interne pour constituer la cénesthésie, comme sens de notre existence corporelle, de notre personnalité physique. Ainsi, toute perception sensorielle a le pouvoir de faire surgir dans la conscience, selon Deny et Camus, « tout le complexus des images commémoratives des régions du corps auxquelles nous devons la notion de notre organisme ». À cette conception élargie de la cénesthésie, Förster donnait le nom de somatopsyché, et il attribuait déjà à une « afonction de la somatopsyché », ou « cénesthésiopathie », certains troubles de la personnalité (sentiments de dépersonnalisation et de déréalisation, notamment).

Pour Storch et Förster, il s’agit d’une disparition du facteur organique de la perception, d’où les troubles de l’appréciation tant du monde extérieur que de la corporalité.

Ces conceptions ne postulent cependant que la permanence de la fonction de représentation, et non de la représentation elle-même. À tout moment, cette fonction est capable de saisir en un tout les différents éléments constitutifs et d’amener à la conscience une représentation du moi physique nécessaire à l’action. Cette nécessité avait été soulignée par A. Pick en 1904 dans une étude d’un cas d’autotopoagnosie ; l’analyse de ce cas amenait à faire appel à une image spatiale du corps. Le malade présentait un tableau clinique double : impossibilité de réaliser des mouvements « réfléchis », d’une part, et troubles de localisation de certaines parties du corps d’autre part. Les deux volets de ce diptyque expriment le même trouble sous-jacent, qui est celui de l’image du moi corporel. Evidente en ce qui concerne les troubles de localisation, cette liaison causale ne l’est pas moins en ce qui concerne la possibilité des mouvements réfléchis. « Comment, écrira Jean Lhermitte (1877-1959), pourrions-nous agir si nous n’étions pas assurés d’un schéma de nos attitudes, des positions respectives des segments de nos membres, enfin d’une image du revêtement simple et élastique qui enveloppe notre corps ? »

On voit que, par ces termes d’image et de schéma introduits par A. Pick et repris, par Lhermitte, nous débordons la simple conception d’une somatopsyché dont la fonction est de fournir des renseignements utiles à l’action et la représentation, pour aborder l’idée d’une permanence et d’une réalité de la représentation du corps propre. Ce pas en avant est dû en grande partie aux travaux de P. Bonnier puis de sir Henry Head.

Dès 1893, dans le Vertige, P. Bonnier avait esquissé des conceptions qu’il réaffirma en 1905 en réponse à Deny et Camus. Il récuse le terme de cénesthésie comme impropre : il n’existe pas de « sensations communes » en physiologie. Les troubles qui étaient expliqués par une « afonction de la somatopsyché », P. Bonnier les attribue à une aschématie, ou trouble par lequel certaines parties de nous-même cessent de figurer dans la notion que nous avons de notre corps. Ainsi Bonnier introduit l’idée d’une image précise que nous possédons de notre corps et qui, induite des sensations internes et externes, serait une référence à toute perception sensorielle, lui assignerait une localisation précise. Ainsi émerge la notion moderne de schéma corporel.

Sir Henry Head précisera ce concept (tantôt nommé par lui schéma corporel, tantôt modèle postural du corps). Ce modèle postural, construit à partir des données sensorielles visuelles, tactiles, mais surtout posturales, il le montre certes changeant, remis en cause par toute nouvelle donnée, mais cependant permanent dans son existence et permettant une incessante confrontation de toute perception ou sensation nouvelle à la position du corps dans sa totalité.

Parmi les preuves qui peuvent être apportées à l’appui de l’affirmation de l’existence et de la permanence d’un tel schéma corporel, les plus convaincantes sont sans doute celles qui s’appuient sur la pathologie, et en particulier ce que l’on nomme asomatognosie et anosognosie (méconnaissances ou troubles de la connaissance de certaines parties du corps, ou de certains déficits corporels réels). Citons par exemple le phénomène dit « du membre fantôme » des amputés. Il est bien connu que, dans une très grande proportion, après une amputation, le membre disparu continue à être ressenti soit par un simple sentiment de présence, soit par une sensation beaucoup plus nette évoquant une position précise du membre, ou bien enfin, le plus souvent, par des douleurs parfois insupportables. Partant de l’idée que cette perception pouvait être due à l’irritation des bourgeons nerveux cicatriciels, de nombreux chercheurs ont tenté de réduire le phénomène par une action à ce niveau (résection du moignon, anesthésie du plexus nerveux correspondant, sections au niveau de la moelle ou même au niveau cortical) ; mais ces tentatives, si elles parvenaient à atténuer un peu la douleur, ne pouvaient pas supprimer radicalement le membre fantôme. Dès 1888, J. M. Charcot prenait une position très nette : « L’essentiel du phénomène est d’ordre psychologique », dit-il. Et un demi-siècle plus tard, la conclusion de L. Van Bogaert, qui a étudié très systématiquement ce phénomène, est identique.