Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
B

Bismarck (Otto, prince von) (suite)

Bismarck peut même pratiquer une politique conciliante à l’égard de la France. Satisfait de la victoire des républicains, au lendemain de la crise de mai 1877, parce qu’une France républicaine n’a aucune chance de trouver une alliée dans cette Europe monarchique, Bismarck multiplie les gestes de conciliation. Il encourage les visées françaises en Tunisie, au Maroc, en Égypte... afin de détourner la France de la ligne bleue des Vosges. À partir de la fin de 1883, il provoque même des conversations franco-allemandes. Le dialogue Bismarck - Jules Ferry, par personnes interposées, montre que Paris se prêterait à des ententes sur des questions coloniales. Mais l’idée de rapprochement, d’alliance n’a aucune chance de succès en France. L’opinion publique ne peut pas accepter une renonciation définitive à l’Alsace-Lorraine, et Jules Ferry craint surtout — et ses craintes sont fondées — une manœuvre bismarckienne destinée, par le biais d’un rapprochement franco-allemand, à brouiller la France et l’Angleterre.

La réaction anticolonialiste qui provoque, en 1885, la chute de J. Ferry semble devoir ramener la France à des préoccupations continentales. L’arrivée du général Boulanger — le général « La Revanche » — au ministère de la Guerre, l’activité de la Ligue des patriotes inquiètent l’Allemagne, malgré les déclarations rassurantes du gouvernement français. Pour calmer ces velléités revanchardes, Bismarck fait voter une nouvelle loi militaire, rappelle des réservistes, soumet les Alsaciens-Lorrains, coupables d’avoir élu des adversaires du projet bismarckien, à des mesures rigoureuses. L’affaire Schnæbelé, commissaire de police français arrêté par des policiers allemands en avril 1887, marque le point culminant de la crise. Bismarck, qui n’a pas cherché cet incident, accepte de faire libérer Schnæbelé. En se débarrassant de Boulanger, les républicains font tomber la tension.

Malgré ses efforts, Bismarck ne peut pas empêcher l’aggravation de la tension austro-russe à propos des affaires balkaniques. Bismarck est à l’origine de l’alliance secrète conclue en octobre 1883 entre l’Autriche-Hongrie et la Roumanie ; dans les affaires bulgares, en revanche, il freine l’Autriche-Hongrie, car il considère la Bulgarie comme une zone d’influence russe. Cette attitude modératrice du chancelier n’empêche pas le déclin de l’influence russe dans les Balkans, si bien qu’en 1887 le tsar refuse de renouveler le traité des Trois Empereurs. Dans ces conditions, Bismarck s’efforce de remanier son système en renforçant la Triplice, tout en gardant un lien avec la Russie.

Le renouvellement de la Triplice, acquis dès 1887, donne l’occasion à Bismarck d’en faire un instrument offensif. La crise bulgare et la crise franco-allemande obligent Bismarck à promettre la défense des intérêts italiens en Afrique du Nord. À ce prix, l’Italie accepte, sur la suggestion du chancelier, de rechercher un accord avec l’Angleterre sur les questions méditerranéennes. L’accord anglo-italien de février 1887 permet à Bismarck d’associer indirectement la Grande-Bretagne à son système. Reste à maintenir un lien avec une Russie décidée à ne plus se commettre dans une alliance comprenant l’Autriche-Hongrie. Déjà l’entourage du tsar comprend des partisans de l’alliance avec la France, mais le clan germanophile reste prédominant. Le 18 juin 1887, la Russie signe avec l’Allemagne le traité secret de réassurance. Conclu pour trois ans, il assure à Bismarck la neutralité russe en cas d’attaque française contre l’Allemagne ; en échange, le chancelier promet son appui diplomatique dans la question bulgare et dans l’affaire des Détroits. Mais ces promesses sont en contradiction avec les autres engagements de Bismarck. Quelques semaines plus tard, lors du réveil de la question bulgare, Bismarck fait pression sur la Russie, notamment en mettant fin aux facilités financières accordées par la Reichsbank aux Russes (nov. 1887) et en faisant allusion au Reichstag à une guerre sur deux fronts (févr. 1888). Cette menace du chancelier, par ailleurs hostile à une guerre préventive contre la Russie, fait céder le tsar, qui doit accepter un Saxe-Cobourg à la tête de l’État bulgare. Toujours dans le souci d’éviter un rapprochement franco-russe et après l’échec d’une idée d’alliance défensive anglo-allemande, Bismarck songe, dès octobre 1889, au renouvellement du traité de réassurance. La Russie y était disposée au moment de la chute du chancelier.


La fin d’une carrière exceptionnelle

La question des relations germano-russes est l’une de celles qui opposent le vieux chancelier au jeune empereur Guillaume II. Depuis 1888, Guillaume appuie les partisans d’une guerre préventive contre la Russie et soutient plus fermement les ambitions balkaniques de l’Autriche-Hongrie. Mais bien d’autres raisons expliquent la démission de Bismarck. Il y a, bien sûr, un conflit de générations entre ce vieillard d’un orgueil immense, persuadé d’être un homme indispensable, et le jeune empereur de trente ans qui n’entend pas vivre à l’ombre du vieux chancelier. Bismarck, presque complètement retiré dans sa tour d’ivoire de Friedrichsruh, n’a que son immense prestige pour résister aux intrigues de la Cour, orchestrées par des hommes qui lui doivent tout, comme Friedrich von Holstein, ou par l’état-major, dirigé par le général Alfred von Waldersee (1832-1904). Son sens de l’intérêt de l’État s’affaiblit au profit de l’intérêt personnel ; il songe à faire de son fils Herbert (1849-1904) son successeur. Aux difficultés du système bismarckien s’ajoute le poids des échecs intérieurs : Kulturkampf, lutte contre les socialistes. Le « cartel bismarckien », comprenant les nationaux-libéraux et les conservateurs, connaît une véritable déroute aux élections de février 1890 en perdant 129 sièges. Bismarck, qui songe d’abord à une dissolution du nouveau Reichstag, doit, pour s’assurer une majorité, se réconcilier avec le Zentrum, qui en profite pour imposer l’abandon des dernières dispositions du Kulturkampf. Inquiet des nouveaux progrès de la social-démocratie, le chancelier veut durcir la législation antisocialiste, mais le jeune empereur recherche une détente qu’il espère provoquer par de nouvelles réformes, notamment une législation sociale plus large, et une atténuation des lois frappant les socialistes. Les deux points de vue s’affrontent dans un conseil de la Couronne. Si Guillaume II ne veut pas être le « roi des gueux », Bismarck entend ménager les intérêts des industriels. Le vieux chancelier impose encore ses idées ; presque tous les ministres le soutiennent, mais c’est le chant du cygne. Dès février 1890, Guillaume II cherche à se débarrasser de Bismarck ; le mois suivant, il exploite divers incidents, reprochant même au chancelier de lui cacher des documents diplomatiques, pour demander sa démission le 19 mars 1890.