Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
Z

Zwingli (Ulrich) (suite)

Le réformateur

Dès lors, sa prédication a un sel et une verve inusités : il est promu à la collégiale (Grossmünster) de Zurich en 1518 et commence, le 1er janvier 1519, pour l’instruction du peuple, à y pratiquer la lectio continua, lecture et explication d’un texte d’un bout à l’autre ; cette manière de prêcher sera longtemps une des caractéristiques des réformés, face aux luthériens restés fidèles à l’usage catholique des péricopes. Et sans que l’on puisse bien en dater les étapes, il parvient petit à petit au terme d’une évolution où, d’humaniste qu’il était, il est devenu protestant : les ouvrages de Luther, qu’il découvre vers 1520, correspondent à une certitude déjà établie en lui et qu’il confirme dans chacune de ses prises de paroles et aussi, en 1522, en épousant secrètement Anna Reinhard, une veuve de la bonne société zurichoise, réclamant, au nom de la seule autorité valable, l’Écriture, le droit, pour tous les prêtres, de se marier.

L’affaire passe alors du plan privé au domaine public : les autorités de Zurich, voulant arbitrer un débat que l’évêque se refuse à trancher, organisent une « dispute » : le 29 janvier 1523, devant 600 personnes, Zwingli défend 67 thèses théologiques, articulées autour d’une solide confession christocentrique, avec quelques traits de spiritualisme (l’homme peut parvenir à la foi directement par l’Esprit, sans la nécessaire médiation de la Parole). À l’issue du débat, le Grand Conseil de Zurich adopte les thèses et leur programme réformateur : sans drame ni effusion de sang, la ville libre est passée à la Réforme. Zwingli pousse son avantage, rédigeant le Commentaire des 67 thèses, première dogmatique protestante en allemand, posant dans son sermon, « la Justice divine et la justice humaine », la question des rapports entre l’Église et la société et entreprenant une réforme liturgique, avec, bien entendu, l’introduction dans le culte de la langue vulgaire en lieu et place du latin. Malgré quelques remous internes, dus aux excès des iconoclastes, la Réforme progresse à grands pas.

En novembre 1523, Zwingli publie la Brève Instruction chrétienne, simple petit manuel destiné à exposer à tous, aux laïques d’abord, les grands points de la doctrine évangélique. Dans le même temps, les images sont bannies des églises, les couvents sont sécularisés, les biens et revenus ecclésiastiques mis au service de tous, notamment par la création d’une école d’exégèse biblique qui est bien la première université populaire protestante. En 1525, la messe est abolie ; elle est remplacée par la prédication de la Parole, dans un cadre extrêmement dépouillé (sans orgue !) ; la cène n’est plus célébrée que quatre fois l’an. Il vaut la peine de s’arrêter un instant à ce dernier fait : la réaction contre la messe, son caractère « mystérique » et sacerdotal, les superstitions et les angoisses auxquelles donnait lieu le magisme entretenu par le pouvoir clérical « évacue l’enfant avec l’eau du bain » : ce qui, au départ, n’est qu’une sorte de « jeûne eucharistique », pour mieux retrouver la cène, s’installe et prive les fidèles de la joie de la communion ; l’austérité et la raideur protestantes sont largement le fruit de cette pauvreté volontaire, dont, malgré les renouveaux biblique et liturgique, les Églises réformées ne sont pas encore délivrées.

Ceci explique-t-il cela ? Le conflit doctrinal majeur de la Réforme naissante fut, on le sait, l’affrontement entre Luther et Zwingli sur l’eucharistie : pour Luther, comme ultérieurement pour Calvin, l’essentiel est, quelles qu’en soient les modalités, la présence réelle du Christ dans la cène, le pain et le vin n’étant pas transformés, mais devenant signes et véhicules de sa vie donnée et créatrice de communion. Pour Zwingli, le « est » de « ceci est mon corps » (verbe que Jésus n’a, de toutes façons, pas prononcé, puisqu’il n’existe pas en araméen !) doit être compris dans le sens de « signifie » : les paroles d’institution de l’eucharistie doivent donc être prises dans un sens symbolique ; la cène est un mémorial de la Passion... Luther, croyant retrouver là les errements de ses adversaires de Wittenberg, avait réagi avec la plus grande énergie lorsqu’il avait été informé des positions des Zurichois.

Or, à l’initiative du prince Philippe de Hesse, désireux de souder au plan doctrinal la coalition protestante contre les puissances catholiques, un colloque se réunit à Marburg en 1529 : les meilleurs théologiens de la Réforme naissante s’y rencontrent et s’y affrontent trois jours durant. En vain... et on se sépare, après avoir rédigé quinze articles, les premiers faisant état de tous les accords existant entre les deux partis, le quinzième constatant les divergences sur l’eucharistie : on est d’accord pour que toute l’assemblée reçoive le pain et le vin, pour affirmer qu’être chrétien, c’est être nourri spirituellement du corps et du sang du Christ, mais on diverge d’opinion sur la question de savoir « si les vrais corps et sang du Seigneur sont corporellement présents dans le pain et le vin de la cène ».

C’est l’échec, une division qui, à l’époque, a un poids que nous n’imaginons plus et des conséquences politiques graves : les protestants vont dispersés aux grands affrontements de la fin du siècle ; au-delà du xvie s., deux courants se poursuivent : l’un, luthéro-calvinien, enraciné dans la tradition œcuménique, insiste sur le caractère d’événement dynamique de la rencontre avec le Christ réellement présent dans la cène ; l’autre, légitimement méfiant à l’égard de tous les débats sur les explications du mode de cette présence et des garanties ministérielles qui en assurent l’effectivité, souligne que l’important est l’intention de la communauté de se situer dans la fidélité aux origines et au fondateur du christianisme. Les deux accents sont justes l’un et l’autre ; séparés, ils sont générateurs de bien des malentendus : s’agit-il de l’actualité de la présence, certes, mais la tradition va-t-elle amplifier, codifier, noyer, dans un formidable édifice, le message originel ? S’agit-il de revenir sans cesse à ce dernier, mais ne risque-t-on pas de sacrifier le présent au passé et la vie de l’Esprit au souvenir religieux ? Christ de la foi et Jésus de l’histoire sont-ils condamnés à s’affronter et à s’exclure ? Le débat traverse aujourd’hui toutes les Églises, et si les luthéro-calviniens ont, en cette affaire, gardé le contact avec les autres branches de la famille chrétienne, force est de constater que cela les a souvent condamnés à une absence de fait à l’égard des grands problèmes du présent ; tandis que les zwingliens, s’ils sont parfois aux limites de l’agnosticisme à racines historiques chrétiennes, ont conservé de leur réformateur un sens aigu de l’actualité des hommes ; c’est en elle, avant tout, qu’ils pensent devoir chercher et rencontrer le Christ vivant. Dans toutes les Églises, il en est aujourd’hui qui pensent que ces deux accents sont compatibles : ne serait-ce pas en rencontrant quotidiennement le Christ dans « les plus petits de ses frères » et en les servant par la lutte pour la justice qu’on peut vraiment être en communion avec lui dans l’eucharistie ?