Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
V

Van Gogh (Vincent) (suite)

Paris, 1886-87

Le séjour à Paris va être celui des découvertes : alors qu’on publie les Illuminations de Rimbaud et l’Œuvre de Zola, les impressionnistes* réunissent en 1886 leur dernière exposition (la Grande Jatte de Seurat y voisine avec des toiles de Signac, Pissaro, Redon, Degas, Gauguin, Guillaumin) ; l’année suivante, l’œuvre de Millet est l’objet d’une rétrospective. C’est aussi le temps des rencontres et des amitiés fructueuses : à l’atelier de Fernand Cormon (1845-1924), où il travaille d’après les modèles vivants et les plâtres, Vincent se lie avec Toulouse-Lautrec*, Louis Anquetin (1861-1932) et Émile Bernard (1868-1941). Avec Pissarro, il s’initie aux nouvelles idées sur la lumière et au traitement divisionniste de la couleur. Par Théo, il fait connaissance de Gauguin*, tandis que par le père Tanguy, dont la boutique de couleurs recèle aussi des œuvres comme celles de Cézanne*, il se lie avec Signac (v. néo-impressionisme).

Dans cette ambiance créatrice, les bouquets de fleurs inspirés d’Adolphe Monticelli (1824-1886) succèdent bientôt aux études académiques, et les paysages passent des bruns compacts et des gris vaporeux aux couleurs pures. Dans les vues de Montmartre, si caractéristiques avec les venelles en pente, les réverbères et les moulins à vent, la vibration lumineuse acquise de l’impressionnisme vient enrichir la sensibilité graphique propre à Vincent (Montmartre, Stedelijk Museum, Amsterdam). Avec la technique divisionniste, il cherche sa propre approche de la couleur (Intérieur de restaurant, 1887, musée Kröller-Müller, Otterlo), en même temps qu’il va chercher dans la banlieue parisienne et près des berges de la Seine les mêmes motifs que Signac et Émile Bernard.

Néanmoins, il abandonne peu à peu la fragmentation impressionniste et tend à simplifier la forme et la couleur pour mieux se concentrer sur l’unité structurelle de la surface et maintenir la caractérisation expressive des objets (Nature morte avec statuette en plâtre, Otterlo). Dans ce cheminement vers un style réellement personnel, l’influence de l’estampe japonaise, tant admirée et copiée par Vincent, marque une étape importante. On en retrouve la présence dans le portrait du Père Tanguy (1887, musée Rodin, Paris), dont le fond est entièrement tapissé de ces estampes. Le portrait, genre de prédilection dans la démarche de Van Gogh, trouve sa signification profonde dans ses nombreux autoportraits, à la fois analyses de lui-même et bilans de son art (musée national Vincent Van Gogh).

Dans ce séjour parisien, fondé sur la fraternité sans heurt de Vincent et de Théo, le mariage prochain de Théo vient jeter une ombre d’ambiguïté. Vincent préfère quitter Paris, trouvant une raison dans l’attrait qu’exerce sur lui la Provence, déjà rêvée à travers les toiles de Monticelli et de Cézanne, les œuvres de Zola et d’Alphonse Daudet. Il s’installe à Arles en février 1888.


La Provence, 1888-1890

Émerveillé par la nature provençale, Vincent en épouse le rythme et les saisons dans les séries successives des Vergers (peints dans les roses et les blancs), des Moissons (dans les jaunes orangés) et des Jardins (dans les verts). Mais l’hiver disparaît devant le triomphe de l’été : l’éclat solaire, l’éblouissement des jaunes constituent la découverte essentielle. Dans cette clarté torride du Midi où la réalité des choses apparaît sans le voile atmosphérique qui les enveloppe ailleurs, l’art de l’estampe japonaise subit une véritable transmutation (le Pont-levis, Wallraf-Richartz Museum, Cologne, et autres versions). Les dessins même, par leur exceptionnelle maîtrise, parviennent au moyen d’éléments simples à transcrire la texture et la coloration lumineuse des objets. La rapidité d’exécution, qui lui paraît indispensable, exige de Vincent une grande tension, qu’il entretient, pour « monter le coup un peu », par le café et l’alcool. Il atteint bientôt un niveau de surmenage qui va peser lourd dans la crise imminente.

Il place en effet tous ses espoirs dans la « maison jaune » qu’il a louée pour créer la communauté d’artistes dont il rêve depuis la Hollande. Par l’entremise de Théo, il convie Gauguin à s’installer avec lui, mais leur trop grande dissemblance, admirablement exprimée par le contraste entre la Chaise et la pipe (Tate Gallery, Londres) et le Fauteuil de Gauguin (musée national Vincent Van Gogh), aboutit dans la nuit de Noël 1888 à une grave altercation. Éperdu, Vincent se tranche le lobe de l’oreille gauche et va l’offrir à une prostituée qu’il fréquente. Soigné à l’hôpital, il se rétablit le temps de peindre plusieurs toiles, comme son Autoportrait à l’oreille coupée (1889, coll. priv. américaine). Mais, interné quelque temps à la suite d’une pétition, tenaillé par l’angoisse et la solitude à l’annonce du mariage de son frère, il songe au suicide et préfère décider lui-même son hospitalisation à Saint-Rémy-de-Provence.

La période arlésienne reste sous la double emprise du bleu et du jaune, ciel et terre sous le soleil (les Meules de foin, Otterlo) ou nuit illuminée d’étoiles (la Nuit étoilée, coll. priv., Paris, que Vincent va peindre une couronne de bougies autour du chapeau), ou encore scènes nocturnes où les passions humaines s’expriment dans ce qu’elles ont de plus exacerbé par la détresse (le Café de nuit, 1888, Yale University Art Gallery, New Haven). Le point ultime de cette tension et en même temps de cette ivresse est atteint dans la série des Tournesols, traités sans ombre ni modelé dans des jaunes poussés à leur limite extrême : le peintre devient ici celui qui approche le feu solaire et qui, dans ce mouvement même, se brûle et se consume. Comme dans les portraits, où les tons verts apportent une certaine tempérance (l’Arlésienne, Metropolitan Museum of Art, New York), la couleur, unie étroitement à la lumière, incarne à la fois la présence réelle des choses et leur destin spirituel.

Dès l’arrivée de Vincent à Saint-Rémy, en 1889, la maladie, mais aussi le caractère tourmenté de la Provence des Alpilles et des Baux entraînent des modifications de son style. La touche se fait véhémente et furieuse, et les ocres tendent à remplacer les couleurs d’Arles, encore présentes dans la seconde version, magistrale, de la Nuit étoilée (Museum of Modern Art, New York). Le travail de Van Gogh à l’hôpital dépend de son état et, selon qu’il est tenu de garder la chambre ou autorisé à sortir dans la propriété ou même à partir en promenade, il peint les massifs de fleurs du jardin, les champs aperçus par la fenêtre, les oliviers et les cyprès de la campagne environnante (le Champ de blé au cyprès, National Gallery, Londres, et autres versions). Ou bien, après la crise consécutive à l’annonce d’une naissance prochaine dans le foyer de Théo, cherchant dans le travail le « meilleur paratonnerre pour la maladie », il entreprend des copies d’après des gravures de ses maîtres préférés (Pietà d’après Delacroix, musée national Vincent Van Gogh). De nouveau terrassé vers Noël, il se représente dans la Ronde des prisonniers d’après Gustave Doré (1890, musée Pouchkine, Moscou). Il veut encore espérer et croire au renouveau lorsque naît son neveu Vincent (Branche fleurie d’amandier, musée national Vincent Van Gogh) et que de bonnes nouvelles lui parviennent de l’audience accordée à son œuvre (un article d’Albert Aurier [1865-1892] paru dans le Mercure de France ; les Vignes rouges vendues à Bruxelles, la seule toile qui le sera de son vivant). Mais, alors que les vergers fleurissent, un nouveau cauchemar de deux mois le tient dans l’inaction. Revenu à lui (la Résurrection de Lazare, d’après Rembrandt, où l’on reconnaît son propre visage blême ; musée national Vincent Van Gogh), il demande à quitter l’hospice. Sur les conseils de Pissarro, Théo envisage son transfert auprès du docteur Gachet, médecin et amateur d’art installé à Auvers-sur-Oise.