Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
S

Staël (Mme de) et le groupe de Coppet (suite)

La mise en scène de la vérité

En littérature, il y a transposition fidèle de la contradiction philosophico-politique, dont Mme de Staël inspire le fonctionnement parlé. On ne s’étonnera pas que cette transposition porte sur la théorie du théâtre et la déclamation active. Plus qu’Aspasie ou pion du collège, Mme de Staël est un metteur en scène inlassable : elle décèle ainsi l’un des secrets de la nouvelle alliance de la littérature et de la démocratie bourgeoise, la « représentation » et la réflexion sur la représentation. L’universalité classique n’existe plus que dans les conditions les plus extérieures de la vie littéraire, puisque le salon de Coppet n’est plus la société fermée où s’élaborent des chefs-d’œuvre qui lui sont exclusifs, mais s’ouvre à toutes les élites dans la mesure où elles « représentent » des tendances profondes, nationales ou autres. L’idée de perfection subsiste comme totalisation nécessaire des jugements esthétiques, mais elle est le point de concours de règles différentes suivant les institutions et les peuples, et souvent opposées (Cours de littérature dramatique de Schlegel) ; Shakespeare ne passe plus au lit de Procuste de Racine, mais l’un et l’autre concourent à une perfection qui n’est autre que le naturel. On peut y arriver en imitant la nature comme les Allemands, ou comme les Français « par la beauté même de l’art ». La représentation est alors dans tous les cas un dévoilement : « Un grand acteur met en évidence les symptômes de la vérité dans les sentiments et les caractères, et nous montre les signes certains des penchants et des émotions vrais. » La littérature est déclamation dans le sens technique du terme, puisqu’elle fait déboucher la parole particulière de chacun sur l’univers idéal de la communication, où se forme la vérité.

Les rapports entre la philosophie, la littérature et la politique sont, d’ailleurs, étudiés par Constant dans son grand ouvrage sur la religion, qui ne paraîtra qu’entre 1824 et 1831, mais qui prendra à Coppet sa première forme, la plus pure, parce qu’elle est le produit d’une réflexion encore abstraite qui rend compte de contradictions du groupe dans un langage neutre et apparemment impartial. Ayant choisi de projeter sur l’étude d’une forme passée de la religion — le polythéisme méditerranéen —, le pathétique et l’humanisme qui luttent à Coppet, Constant en fait le lieu d’un drame où s’explique celui de son esprit, développant minutieusement les conditions de celui de son temps. Les rapports du sentiment et des corps constitués chargés de l’exprimer mythiquement, de la morale individuelle et de la morale sociale, de la sincérité et de la volonté de faire effet en littérature sont en gros les symptômes de la crise sur laquelle vit le groupe de Coppet, celui de l’écart entre le langage de l’individu et celui de la société, en dépit du dressage qui tend à les unifier. Et c’est de même dans une réflexion sur le passé que Sismondi, étudiant les républiques italiennes et inspiré par un ouvrage de Necker remontant à 1775 (Essai sur la législation et le commerce des grains), découvre les répercussions sociales et politiques de l’industrialisation, dont les dernières métamorphoses sont masquées par la guerre napoléonienne. C’est ainsi qu’il deviendra le premier analyste du prolétariat.

L’histoire à Coppet est encore un prétexte à réflexion sur le présent, dans la tradition voltairienne, mais elle est tout autre chose qu’un programme ; elle est le lieu d’une réflexion critique où le passé est respecté dans la mesure où il décèle les « symptômes » d’une vérité, de la même façon que le langage de la littérature. La seule différence est que les faits servent de signes indéformables au langage par lequel on rend compte de leur signification, en même temps que de l’ensemble humain sur lequel elle s’enlève.

La foudre napoléonienne, qui disperse les auteurs de ce nouveau langage à sa première apparition, désigne Mme de Staël comme son auteur actif : elle est la seule qui se lance ouvertement dans la bataille. Elle publie Corinne en 1807 ; Constant ne publiera Adolphe, écrit à côté d’elle et en même temps, qu’en 1816. Encore, cette anecdote n’est-elle que le chef-d’œuvre d’une nouvelle technique destinée à représenter du nouvel humanisme tout ce que sacrifiait Mme de Staël : l’exis en face de la praxis. Peut-être Benjamin Constant est-il mandaté pour révéler la tare secrète de l’activisme staëlien, la tentation du pouvoir, en même temps qu’il en donne l’universalité. C’est dans la mesure où il a été écarté du pouvoir que le groupe de Coppet a pu élaborer un nouveau langage, devenu hypocrite et ennuyeux dès qu’il est au service de ceux qui gouvernent : voyez Barante ou Guizot.

Pourtant, Mme de Staël est devenue une puissance morale sur les décombres de l’Empire ; elle ne peut que se tourner vers le passé qui a marqué sa vie, dépensée à en déclamer les problèmes et les espoirs. Considérations sur la Révolution française (1816) est son œuvre la plus jeune, parce qu’elle est celle de son destin, scellé curieusement par sa mort, vingt-huit ans après la prise de la Bastille, l’événement qui a provoqué le retour et l’apothéose de son père à Paris. Il s’agit d’une transposition historique des « Mémoires particuliers » de la fille de Necker ; c’est la dernière tentative du groupe pour trouver un langage qui rende compte à la fois du particulier et du général : et c’est encore par une métaphore empruntée au théâtre que Mme de Staël trouve le ton juste : « La Révolution est une des grandes époques de l’ordre social. Ceux qui la regardèrent comme un événement accidentel n’ont porté leurs regards ni dans le passé ni dans l’avenir. Ils ont pris les acteurs pour la pièce (c’est nous qui soulignons) et, afin de satisfaire leurs passions, ils ont attribué aux hommes du moment ce que les siècles avaient préparé. » À la différence de celui de Joseph de Maistre, ce théâtre historique se désigne comme tel et rapproche encore une fois l’activité politique, philosophique et littéraire et celle de l’acteur. Le nouvel humanisme de Coppet est ainsi dénoncé de l’intérieur par une réflexion lucide sur son activité et qui en fait éclater le sens. « Aucune énergie, aucune prudence humaine ne pouvaient maîtriser de tels événements », écrit Constant, rendant compte du dernier ouvrage de son amie morte. Reste à les maîtriser par le langage pour en faire un objet de connaissance après coup, c’est-à-dire ressentir les contradictions d’une activité bloquée, la comédie de passions honnêtes et nobles, mais qui, elles aussi, étaient dictées.

Le groupe de Coppet a été l’expression la plus sérieuse, sous l’Empire, du contrecoup de la Révolution sur les esprits et de la mise au jour de ses possibilités d’avenir dans une culture européenne.

P. T.

➙ Romantisme.