Vassily Kandinsky

Peintre russe, naturalisé allemand, puis français (Moscou 1866-Neuilly-sur-Seine 1944).

Les premières influences

S'exerçant depuis l'adolescence à la peinture en amateur, Kandinsky eut la révélation de sa vocation lors de la grande exposition des impressionnistes français à Moscou, en 1895. Il achevait alors des études de droit et d'économie qui devaient lui valoir une chaire en province, mais, l'année suivante, il renonçait à ce poste pour se fixer à Munich, alors le carrefour des mouvements picturaux les plus audacieux. Dès cette époque, son activité est abondante et (trait spécifique de sa personnalité) elle est réflexive : à aucun moment Kandinsky ne séparera sa peinture d'une auto-analyse des fins et des moyens qu'il se propose, sans que jamais celle-ci nuise à la puissance créatrice de celle-là. Rien, en effet, ne relève du « programme » dans son art. Quand il ouvre en 1902 sa propre école, son travail est dominé par une influence dérivée, « secondaire », des fauves ; il y simplifie à l'extrême des paysages et des thèmes du folklore slave, réduits à des équilibres entre masses de couleur, qui empruntent au divisionnisme un petit nombre d'articulations superficielles : cette période trouve son achèvement avec les « paysages de Murnau », Paysage à la tour (musée national d'Art moderne, Paris).

Le pas décisif vers l'abstraction

En 1909, Kandinsky franchit un pas décisif : l'évocation des décors naturels se réduit à un simple assemblage de signes rapidement et tumultueusement tracés. Tel est le point de départ des premières Improvisations, que précèdent des esquisses figuratives plus ou moins poussées. Mais, lorsque la comparaison avec le résultat final est matériellement possible, on constate que presque rien ne subsiste de l'esquisse dans la composition définitive. C'est ainsi que la première aquarelle abstraite de l'histoire de l'art se voit assignée pour date 1910.

La même année, Kandinsky rédige son ouvrage Über das Geistige in der Kunst (Du spirituel dans l'art), dont le texte, amplifié et publié ultérieurement, restera la base de toute sa pensée. Il y proclame la nécessité esthétique de l'émotion, mais aussi la capacité de l'artiste à la provoquer directement par la couleur et la forme, auxquelles la référence externe, le « motif », n'apporte tout au plus qu'un tremplin (ce que Kandinsky appelle l'impression). Lorsqu'il parlera de « composition », il n'entendra pas évoquer des impératifs même abstraits venus du dehors, mais simplement sa propre réponse à une phase d'inspiration plus calme, où la construction, voire le calcul succèdent à la fougue. Néanmoins, jusqu'en 1914, avec l'Arc noir (collection Nina Kandinsky, Paris, 1912), Improvisation 35 (Kunstmuseum, Bâle, 1914), il exploitera la veine dynamique et torrentielle de la non-objectivité. Lié d'amitié avec Franz Marc, il fonde en 1911 avec lui, Paul Klee, Alfred Kubin et d'autres artistes le fameux groupe du Blaue Reiter (« Cavalier bleu »), dont l'activité restera intense jusqu'à sa dispersion par la guerre, après une dernière exposition à Berlin.

À la suite de la révolution d'Octobre, Kandinsky, rentré à Moscou, est quelque temps attaché au commissariat populaire à l'Instruction publique et professeur à l'université de cette ville.

L'époque du Bauhaus

En 1921, il quitte subitement la Russie ; il deviendra professeur au Bauhaus à Weimar en 1922, puis à Dessau et prendra la nationalité allemande en 1928. Sa première exposition à Paris (1929) passe inaperçue, tout comme sa présence en tant qu'invité d'honneur dans la salle surréaliste de l'exposition des surindépendants en 1933, année où, après la fermeture du Bauhaus par les nazis, il s'installe définitivement en France (il obtiendra la naturalisation en 1939).

La période 1920-1930 avait été marquée dans son œuvre par l'influence directe du « suprématisme » de Kazimir Malevitch et aussi de la géométrie constructive qui imprégnait le milieu du Bauhaus. Il en définira la « grammaire appliquée » en ce qui concerne la peinture dans un essai de 1926, Punkt und Linie zu Fläche (Point. Ligne. Surface). C'est un effort (évidemment sujet à toutes les critiques de ce genre d'interprétation subjective) pour définir a priori les qualités des formes élémentaires et de leurs rapports : ainsi, la verticale symboliserait toujours la chaleur, le bleu serait en relation directe avec l'angle obtus et le cercle. Selon Kandinsky, ces interprétations ne sont pas capricieuses : au Bauhaus, il consacrait de longues heures d'enseignement à parler de philosophie et s'appuyait sur un ensemble de traditions psychologiques et religieuses s'étendant jusqu'à l'Extrême-Orient. Et c'est, de toute manière, une intuition personnelle hors de pair qui assure la validité de toiles telles que le Rose aigu paisible (Wallraf-Richartz-Museum, Cologne) ou Accompagnement jaune (Guggenheim Museum, New York).

Peu à peu d'ailleurs, la tendance au formalisme architectural qui prévalait au Bauhaus se charge chez Kandinsky d'éléments d'un autre ordre : motifs onduleux qui évoquent les arts ornementaux de l'islam et surtout de la Mongolie, mais qui répondent plus encore à des préoccupations cosmogoniques. Déjà, une Improvisation de 1914 avait pu être baptisée après coup le Déluge (Städtische Galerie, Munich). Ici, les éléments traditionnels (air, eau, feu), les mystères de la germination et de l'œuf prêt à éclore sont évoqués par des emblèmes synthétiques. Parfois, leur grouillement envahit toute la toile sous forme de virgules qui évoquent des pousses de chênes ou de confettis qui sont autant d'étoiles : Mouvement I (collection Nina Kandinsky, Paris, 1935).

Les dernières recherches

La dernière phase de l'œuvre de Kandinsky commence avec son installation à Paris. Aux recherches parfois problématiques des périodes antérieures se substitue peu à peu la conquête d'une totale transparence : la surface d'ensemble du tableau est traitée comme un espace arbitrairement construit, où un nombre réduit de signes élémentaires, tantôt géométriques, tantôt biologiques, émettent des radiations et entretiennent des relations énigmatiques par la superposition partielle de leurs tracés et leurs subtiles variations de couleur. Ces dernières ne cessent, d'ailleurs, d'obéir à un système secret de « correspondances » dont Kandinsky n'a livré que les bases dans ses écrits et dont la complexité fait penser à celle des « échelles » de la musique dodécaphonique. Ces formes parfois se greffent sur une vision chimérique à laquelle elles prêtent vie (Figure blanche [1943], galerie Maeght, Paris), parfois flottent comme librement sur une étendue imprécise (Bleu de ciel [1940] collection Nina Kandinsky, Paris). Dans cette peinture devenue totalement allusive, on peut voir (pour employer le vocabulaire alchimique) la « purification » et la « sublimation » des trois grandes tendances précédentes de Kandinsky : lyrisme abstrait de la couleur, signification idéale prêtée aux schèmes géométriques, transposition de la vie organique en ce qu'elle a de moins palpable. Le dernier tableau qu'il ait achevé, en 1944,Élan tempéré (musée d'Art moderne, Strasbourg), offre une synthèse de ses tendances, synthèse qu'on peut apprécier peut-être mieux encore dans les admirables lithographies qu'il multiplia à partir de 1937 environ.

L'œuvre de Kandinsky

Le génie de Kandinsky est resté longtemps déconcertant en raison d'une évolution plus manifeste que profonde, évolution sur laquelle il s'est expliqué avec parfois un grand talent d'écrivain, et cela de bonne heure : dans des fragments autobiographiques publiés en 1913, sous le titre de Rückblicke (Regard sur le passé), il raconte déjà comment, dans sa jeunesse, se promener avec une boîte de couleurs lui procurait une exaltation sans égale. Plus tard, il insistera obstinément sur la nécessité pour l'artiste de ne se soumettre qu'à ce qu'il a nommé, de manière décisive, le modèle intérieur. Pareille justification à l'égard de la « figuration » alors régnante constituait aussi une prise de position à l'égard du courant abstrait purement géométrisant : Kandinsky n'a jamais craint de faire appel aux sentiments, voire aux rêves dans la genèse de ses tableaux comme dans leur intitulation, non plus qu'à des « souvenirs » assez bien représentés pour l'historien par certains objets familiers qu'il avait emportés de Russie et dont il ne se sépara jamais. Les variations de l'œuvre de Kandinsky au long du temps sont celles d'une expérience vitale. Il est allé jusqu'à écrire que, « sans un rapport organique avec le cœur », la tête devenait « la source de tous les dangers et de toutes les corruptions ». Le raffinement, la virtuosité même dont il lui est arrivé de faire preuve n'étaient pas chez lui issus d'une tendance à l'esthétisme, mais répondaient à une exigence (maintenue jusque dans ses dernières années, où la sérénité de l'œuvre reste le fruit d'un labeur acharné) que ses écrits théoriques eurent pour objet, non de codifier, mais d'expliciter. La merveille est ici atteinte par l'effacement progressif d'une personnalité pourtant riche derrière sa propre œuvre.