Tomáš Garrigue Masaryk

Homme d'État tchécoslovaque (Hodonín 1850-château de Lány, près de Prague, 1937).

Professeur de philosophie à l'université de Prague (1882), il fonde un petit parti « réaliste » (1907) qu'il représente au Parlement de Vienne. Émigré en 1914, il crée le Comité national tchécoslovaque à Paris et contribue au démembrement de l'Autriche-Hongrie. De 1918 à 1935, il est le premier président de la République, exerçant par son action personnelle, une influence décisive sur la vie politique. Il démissionne pour raison de santé en 1935.

Avant 1914

D’origine très modeste, il doit, à quatorze ans, interrompre ses études ; il travaille comme apprenti serrurier, puis comme forgeron. En donnant des leçons, il réussit à reprendre ses études au lycée de Brno, puis à l’université de Vienne, où il devient docteur en philosophie en 1876. En 1878, il épouse une Américaine d’origine française, Charlotte Garrigue. En 1881, il soutient sa thèse sur le suicide ; plus sociologue et moraliste que métaphysicien, il est plus attiré par le pragmatisme des Anglo-Saxons que par la philosophie allemande. En 1882, lorsque s’ouvre à Prague une université de langue tchèque, il vient y enseigner la philosophie. Esprit cosmopolite, épris des causes justes, il veut lutter contre le provincialisme intellectuel de Prague. En 1899, il prend la défense du Juif Leopold Hilsner, accusé de meurtre rituel. En 1909-10, il fait acquitter, lors du procès de Zagreb, des étudiants croates accusés à tort de trahison et il confond leur accusateur, Heinrich Friedjung (1851-1920), qui a produit des documents falsifiés. En politique intérieure, il collabore avec le mouvement des Jeunes-Tchèques de Karel Kramář (1860-1937) et le représente en 1891 au Parlement. Mais, dès 1893, il démissionne et prend ses distances avec ses anciens amis. Il est un nationaliste tchèque dans la tradition de František Palacký (1798-1876). En 1898, dans son livre la Question sociale, il se déclare favorable à un socialisme différent du marxisme.

En 1900, il fonde un nouveau parti, le parti réaliste. Par son journal Čas (le Temps), il exerce une forte influence sur l’intelligentsia tchèque, mais il reste sans grande audience dans les masses. À partir de 1905, il participe, avec le parti social-démocrate, aux grandes manifestations populaires en faveur du suffrage universel. En 1907, lors des premières élections au nouveau mode de scrutin, il est élu député réaliste de Moravie avec l’appui des voix socialistes. Son parti n’a que deux élus, et, après 1911, Masaryk en est le seul représentant au Parlement de Vienne. Avec les premières crises balkaniques, il devient de plus en plus hostile à la politique du gouvernement de Vienne. Ce libéral réformiste découvre la nécessité de changements par la violence. Il écrit en 1895, dans la Question tchèque : « Il y a une justification pour la réforme par la révolution. Aucun progrès n’a jamais été obtenu sans révolution », et en 1913 dans la Russie et l’Europe : « La révolution peut être l’un des moyens nécessaires, auquel cas elle est moralement justifiée ; cela peut même devenir une obligation morale. » Au Parlement, il dénonce la politique extérieure autrichienne et son attitude menaçante envers les petits États balkaniques. Très tôt, il est convaincu de l’imminence de la guerre. Il a de nombreux amis parmi les dirigeants des États balkaniques et parmi les Slaves du Sud. Mais il ne partage pas les idées panslaves des néo-slavistes, et ses voyages en Russie ne lui laissent aucune illusion sur l’aide que les Tchèques peuvent attendre du tsarisme. Lorsque la guerre éclate, c’est vers l’Occident qu’il se tourne.

Le fondateur de la République tchécoslovaque

En octobre 1914, il prend contact aux Pays-Bas, État neutre, avec le journaliste anglais Henry Wickham Steed (1871-1956) et l’historien Robert William Seton-Watson, et leur remet un premier projet d’indépendance de son pays. Dès cette époque, il est persuadé que la guerre amènera le démembrement de l’Autriche-Hongrie. Il est le premier à concevoir un État tchécoslovaque réalisant l’indépendance de la Bohême et de la Moravie au nom du droit historique et y unissant, au nom du droit naturel, la Slovaquie. En décembre 1914, il quitte l’Autriche pour la Suisse, laissant derrière lui le premier noyau d’un mouvement de résistance, la « maffia » (en tchèque mafie). Installé en Angleterre, nommé professeur d’histoire et de philologie slaves à King’s College, il mobilise en faveur de la cause tchèque les intellectuels qu’il a connus avant la guerre. Avec l’aide de Beněs, il réussit à obtenir au début de 1916 une entrevue avec Briand. En janvier 1916, le Comité tchèque à l’étranger se transforme en Conseil national tchécoslovaque. Masaryk accueille avec faveur la révolution russe de février 1917 ; il se rend en Russie pour organiser le transfert des légions tchèques vers la France, lorsqu’il se trouve isolé par la révolution d’Octobre. C’est seulement en avril 1918 qu’il gagne, en traversant la Sibérie, le Japon. Il s’installe aux États-Unis, où les organisations tchèques et slovaques soutiennent et subventionnent son mouvement. C’est de là qu’il suivra les événements décisifs de l’année 1918.

Après l’échec des négociations séparées avec l’Autriche (1917) et l’offensive allemande sur la Marne (printemps 1918), les gouvernements alliés n’écartent plus l’hypothèse du démembrement de la Double Monarchie. L’accord signé à Pittsburgh avec les organisations slovaques des États-Unis le 30 mai 1918 confirme l’adhésion des Slovaques à la naissance du nouvel État, en échange de la promesse d’une large autonomie. Masaryk est reçu à plusieurs reprises par Wilson, à qui il conseille de reconnaître le nouveau gouvernement soviétique et d’admettre la dissolution de l’Autriche-Hongrie. Lorsque se confirme l’effondrement militaire des Puissances centrales, il veut mettre en échec les tentatives de l’empereur d’Autriche Charles Ier pour maintenir, en acceptant la fédéralisation, l’unité de son empire. Le 14 octobre, Beněs proclame à Paris la formation d’un gouvernement provisoire de la République tchécoslovaque, dont Masaryk exerce la présidence. Par sa déclaration de Washington, le 18 octobre, Masaryk proclame l’indépendance de la Tchécoslovaquie et son adhésion aux idées démocratiques des gouvernements alliés. Pendant ce temps, la révolution éclate à Prague le 28 octobre et consacre l’écroulement de fait de la puissance autrichienne. En son absence, le 14 novembre 1918, Masaryk est élu par l’Assemblée provisoire président de la nouvelle République tchécoslovaque. C’est seulement le 21 décembre 1918 qu’il fait à Prague une entrée triomphale.

Le premier président de la République tchécoslovaque

Président élu par une assemblée, Masaryk étend peu à peu ses pouvoirs réels, que limitait la Constitution provisoire de novembre 1918. La Constitution de 1920 lui donne le droit de former les gouvernements, d’en présider les conseils et de dissoudre l’Assemblée. Mais surtout son énorme influence morale lui permet d’orienter toute la vie politique. Le château royal, siège de la présidence de la République, a le monopole de la politique extérieure, vitale dans un État dont les frontières restent à tracer et dont la survie dépend des rapports de force internationaux. Par Beněs, ministre des Affaires étrangères inamovible de 1918 à 1935, Masaryk tient tous les fils qui relient la Tchécoslovaquie aux puissances de la Petite-Entente et au monde extérieur.

Arbitre de la politique intérieure, il n’est le chef d’aucun des partis de la coalition. Par son droit de nommer les ministres, il s’assure dans chaque parti, agrarien, populiste ou socialiste national, un groupe de sympathisants qui informent le « Château » et appuient ses initiatives. Pour favoriser une coalition de gouvernement, il soutient en 1920 l’aile droite du parti social-démocrate, attire vers la gauche la direction du parti socialiste national et empêche le parti national-démocrate de virer vers l’extrême droite. Par ses origines slovaques, il peut compter sur une grande popularité en Slovaquie et il modère ce qu’a de trop rigide le « tchécoslovaquisme », le centralisme unificateur du nouvel État. Il rejette à la fois le nationalisme tchèque extrémiste de Karel Kramář et le nationalisme allemand irrédentiste de Rudolf Lodgman von Auen (1877-1962). Ses liens personnels avec des hommes politiques allemands lui permettent d’associer dès 1926 des ministres allemands à la direction du pays. Lors de la crise économique et politique de 1933, le « Château » intervient pour sauvegarder la démocratie. Le gouvernement de l’agrarien Jan Malypetr (1873-1947), soutenu personnellement par Masaryk, obtient du Parlement en 1933 les pouvoirs spéciaux. Il impose aux intérêts économiques du grand capital la dévaluation de la couronne tchécoslovaque et un strict contrôle de l’État sur l’économie. Par une loi sur les pouvoirs spéciaux, il désarme les menées subversives des communistes aussi bien que des nationalistes allemands. Surtout, l’influence de Masaryk est morale. Cet universitaire qui a tout le prestige d’un grand Européen libéral est en même temps pour son peuple l’héritier et le substitut des anciens souverains. D’où « le heurt entre le protocole glacé dont il aimait à s’entourer et le libéralisme humanitaire de son comportement » (Louise Weiss). De son ancien métier, Masaryk a gardé la passion de la pédagogie, de l’éducation qui permet d’élever le niveau d’un peuple, d’étendre la démocratie. Aux citoyens de son État, il veut fournir par son exemple un modèle social nouveau, associant un nationalisme dominé à un cosmopolitisme nourri des traditions de l’Europe démocratique.

En novembre 1935, en raison de son âge, il annonce sa démission, effective le 14 décembre. Dès lors, il vit isolé, lucide, dans le château présidentiel de Lány. Il meurt le 14 septembre 1937. Ses funérailles grandioses marquent la fin d’une époque.

Sa destinée posthume est étrange. Les communistes auront toujours à son égard une attitude ambiguë. Ils avaient fait voter pour lui en 1927, contre lui en 1934, quand ils lancèrent le slogan : « Pas Masaryk mais Lénine. » En 1948 encore, ils se réclament du prestige de Masaryk. Mais la victoire acquise, les persécutions commencent. Des campagnes violentes mettent en accusation la « politique antipopulaire de Masaryk ». Ce courant d’opposition s’atténue dans les années 60. Lors du « printemps de Prague », on voit renaître le respect et l’admiration pour la république démocratique de Masaryk.

Pour en savoir plus, voir l'article Tchécoslovaquie.

  • 1918-1935 T. Masaryk, premier président de la République tchécoslovaque.