Thucydide

Thucydide
Thucydide

Historien grec (Athènes vers 460-après 395 avant J.-C.).

Introduction

« Thucydide, fils d'Oloros, du dème d'Halimonte » : c'est ainsi qu'une épitaphe, citée par tous ses biographes, désigne l'historien, indiquant des liens de parenté entre sa famille et celle de Miltiade, qui avait épousé la fille du prince thrace Oloros. En fait, nous sommes mal renseignés sur sa vie, les seuls éléments sûrs étant ceux, trop rares, qu'il transmet dans son œuvre. Thucydide exploitait en Thrace, dit-il (IV, cv, 1), les mines d'or de Skaptêsylê, sur le Pangée, ce qui lui procurait une large aisance matérielle. La tradition veut qu'il ait subi l'influence du philosophe Anaxagore et du rhéteur Antiphon. Dès 431 avant J.-C., Thucydide forme le projet d'écrire son Histoire (I, i, 1). Élu stratège en 424 avant J.-C., il part pour la Thrace, mais, chargé de surveiller la côte dans les parages de Thasos, il ne peut empêcher le Lacédémonien Brasidas de s'emparer d'Amphipolis (IV, civ-cv). Condamné à l'exil, il reste vingt ans loin d'Athènes (V, xxvi, 5), se vouant entièrement à son œuvre et à des voyages d'information. Rappelé en 404 avant J.-C., l'année de la prise d'Athènes, probablement en vertu de la loi d'amnistie de Lysandre, il meurt sans qu'on puisse savoir où et comment, dans les premières années du ive s. avant J.-C.

L'histoire de la guerre du Péloponnèse

L'Histoire de Thucydide devait embrasser la période comprise entre 431 avant J.-C., date à laquelle s'ouvrent les hostilités entre Athènes et Sparte, et 404 avant J.-C., année de la destruction de l'Empire athénien. En fait, Thucydide laissa son œuvre inachevée, s'arrêtant à la révolution qui renversa les Quatre Cents (411 avant J.-C.).

La division de l'ouvrage en huit livres date sans doute de l'époque alexandrine.

Le premier livre est le plus long. Il renferme la préface (réflexions sur les premiers temps de la Grèce et commentaires sur la méthode adoptée) et fait l'exposé des causes de la guerre (affaire de Corcyre et de Potidée, craintes de Sparte devant l'impérialisme athénien). Le deuxième, le troisième et le quatrième livres ainsi que le début du cinquième contiennent, saison par saison, la première phase de la lutte. Celle-ci commence à l'invasion de l'Attique par Archidamos et finit à la paix de Nicias (printemps de 421 avant J.-C.) : la peste d'Athènes, la mort de Périclès (livre II), le siège de Platées, les massacres de Mytilène et de Corcyre (livre III), les succès athéniens à Sphactérie et à Cythère, la campagne de Brasidas (livre IV), la mort de ce dernier et celle de Cléon (livre V) constituent les événements les plus saillants. La fin du cinquième livre est le récit de la paix qui suit la trêve de Nicias jusqu'à l'expédition de Sicile (421-415 avant J.-C.). Le sixième et le septième livres racontent cette expédition (415-413 avant J.-C.). Le huitième livre est consacré aux conséquences de cette désastreuse entreprise, à la conjuration oligarchique des Quatre Cents et à leur chute.

Une conception de l'histoire

Si une seule génération sépare Thucydide d'Hérodote, leur conception de l'histoire est radicalement différente et correspond à deux moments de la pensée grecque. Ces deux historiens sont aussi dissemblables d'esprit que de méthode. Alors qu'Hérodote fait dans son œuvre une large part au conte, avec le souci d'en montrer la valeur édifiante, Thucydide voit dans l'histoire une véritable science, dont la fin est moins de distraire que d'enseigner. Son étude a pour objet de livrer au lecteur une somme de renseignements destinés autant à situer les événements qu'à en dégager la signification profonde. Par là, Thucydide vise à découvrir dans le passé et dans l'actualité une leçon pour l'avenir : « Si l'on veut voir clair dans les événements passés et dans ceux qui, à l'avenir, en vertu du caractère humain qui est le leur, présenteront des similitudes ou des analogies, qu'alors, on les juge utiles, et cela suffira : ils constituent un trésor pour toujours (ktêma es aiei), plutôt qu'une production d'apparat pour un auditoire du moment » (I, xxii, 4).

À ses yeux, des lois permanentes et nécessaires commandent les faits, et leur enchaînement découle d'une logique intime. Bien loin de croire, comme Hérodote, que le cours des choses obéit à une puissance supérieure aux desseins capricieux, Thucydide est persuadé qu'un certain déterminisme gouverne le monde et qu'on doit en tirer parti. La connaissance des causes permet, en effet, de prévoir le retour des mêmes effets. Quand il relate la peste d'Athènes, il espère que son récit sera d'une utilité pratique pour les hommes à venir : « Pour moi, je dirai comment cette maladie se présentait ; les signes à observer pour pouvoir le mieux, si jamais elle se reproduisait, profiter d'un savoir préalable et n'être pas devant l'inconnu » (II, xlviii, 3).

Cette forte conviction qu'il y a des lois naturelles auxquelles nul n'échappe, mais dont on peut obtenir un profit solide et durable, l'entraîne tout naturellement à rejeter les traditions fantaisistes ou légendaires, fruits de l'imagination des poètes. Certains le regretteront (« À l'audition, l'absence de merveilleux dans les faits rapportés paraîtra sans doute en diminuer le charme » [I, xxii, 3]), mais, en histoire, la recherche de la vérité est plus féconde que le plaisir de lire de belles fables.

Une méthode sévère

La rigueur de la méthode de Thucydide est à la mesure de la hauteur de la conception qui l'anime. Soucieux d'une information exacte, l'historien apporte dans son œuvre l'esprit critique le plus sérieux. C'est ainsi qu'il se méfie des apports de ses prédécesseurs : après avoir raconté l'histoire grecque depuis les origines, il ajoute : « En ce domaine, il est bien difficile de croire tous les indices comme ils viennent. Car les gens, s'agit-il même de leur pays, n'en acceptent pas moins sans examen les traditions que l'on se transmet sur le passé » (I, xx, 1). Même défiance à l'égard des documents de seconde main : « En ce qui concerne les actes qui prirent place au cours de la guerre, je n'ai pas cru devoir, pour les raconter, me fixer aux informations du premier venu, non plus qu'à mon avis personnel : ou bien j'y ai assisté moi-même, ou bien j'ai enquêté sur chacun auprès d'autrui avec toute l'exactitude possible » (I, xxii, 2). De façon plus générale, la règle à suivre en vue de la meilleure approche du vrai, auquel, « par négligence », « on préfère les idées toutes faites » (I, xx, 2), est de passer au crible les renseignements fournis sans jamais se contenter d'une vérité approximative.

Les strictes exigences de Thucydide quant au contrôle des sources se retrouvent dans la composition de l'œuvre. L'historien suit l'ordre chronologique et s'efforce d'indiquer avec précision la date des événements. Aux calendriers quelque peu arbitraires de son siècle, il substitue des points de repère constants, à savoir, année par année, la belle saison (theros) et la mauvaise (kheimôn), l'une et l'autre elles-mêmes divisées en périodes plus précises (« le premier éveil du printemps », « le blé en herbe », « la rentrée des récoltes », « les vendanges », etc.). Un désir identique de clarté se manifeste dans sa volonté de localiser géographiquement les événements : Thucydide donne tous ses soins – il n'est d'ailleurs pas à l'abri des erreurs – à l'étude des lieux qui furent le théâtre de la guerre.

Sur ce double arrière-plan de l'espace et du temps, il indique, avec une grande abondance de détails, les ressources matérielles et morales des belligérants (par exemple en I, cxl-cxlv et en II, xiii). Il ne s'en tient pas là : la même rigueur apparaît dans l'exact compte rendu des faits ; on suit point par point l'évasion des Platéens (III, xx, 24) ou les combats à Sphactérie (IV, xxix-xxxix). Ailleurs, il reproduit des documents authentiques, telle la teneur officielle de plusieurs traités (V, xxii ; V, xlvii). En ce sens, il n'agit pas autrement qu'un historien moderne ; il part des faits bruts et, grâce à des recoupements, les interprète, tout en soulignant les lignes de force.

Sa compétence est éprouvée. Son impartialité ne l'est pas moins. Sans doute Thucydide manifeste-t-il peu de sympathie pour Cléon, les mobiles de l'orateur démocrate lui paraissant suspects. Il reste que, par habitude d'esprit, par honnêteté intellectuelle et par pondération, il ne propose jamais de jugements à l'emporte-pièce. Il appartient au lecteur d'apprécier en toute liberté les individus et les événements : Thucydide ne cède à aucune prévention. L'objectivité de son récit est telle qu'il n'hésite pas à défendre les thèses que, par sa nature même, il condamnerait. Qui plus est, il se livre à une véritable « enquête contradictoire » lorsqu'il met tour à tour en avant les arguments des adversaires en présence. Est-il Athénien ou Lacédémonien ? Peut-être aimerait-on qu'il prenne position de façon nette, que le partisan apparaisse derrière l'auteur. Mais Thucydide ne veut être qu'un historien sans passion, qu'un savant qui juge de haut. La guerre du Péloponnèse est un merveilleux champ d'expérience politique, et l'historien s'en explique avec force : « J'ai fait tous mes efforts pour savoir les choses avec précision ; exilé de ma patrie pendant vingt ans, j'ai pu voir de près les affaires des deux partis, non seulement celles d'Athènes, mais aussi, grâce à mon exil, celles du Péloponnèse, et celles-ci mêmes avec plus de loisir encore que les autres » (V, xxvi, 5).

L'actualité d'une œuvre

À vrai dire, le récit de cette guerre, qui, dans l'œuvre de Thucydide, s'échelonne sur une vingtaine d'années et qui ne concerne que la seule Grèce, présente-t-il un intérêt universel ? N'est-ce pas un bien mince fragment de l'histoire de l'évolution de l'humanité ? Hérodote, lorsqu'il traite le conflit de l'Orient et de l'Occident, n'aborde-t-il pas un sujet autrement plus grave et plus propre à une méditation sur le sort des civilisations ? La guerre du Péloponnèse « fut la plus grande crise qui émût la Grèce et une fraction du monde barbare : elle gagna, pour ainsi dire, la majeure partie de l'humanité », déclare nettement Thucydide dans son préambule (I, i, 2), et, plus loin, il ajoute : « Cette guerre-ci comporta pour l'Hellade des bouleversements comme on n'en vit jamais dans un égal laps de temps » (I, xxiii, 1). Le problème de la décadence hellénique concerne-t-il vraiment, comme le pense l'historien, la totalité de la Grèce et, par là, l'avenir de l'Occident ?

Il est possible que le noble livre de Thucydide ne soit qu'une tentative d'histoire, limitée dans la mesure même où elle ne met en scène que des événements contemporains et des hommes en proie aux affres de la guerre civile. Il n'empêche qu'il prête un relief saisissant à des êtres qui vivent devant tous, qui prononcent des harangues et qui, finalement, sont l'âme d'un peuple au bord de la ruine. C'est en ce sens que l'œuvre est singulièrement moderne. Par quels procédés l'auteur arrive-t-il à rendre encore actuel ce qui n'est pour nous qu'un lointain passé ?

On sait que les portraits des personnages en vue de l'époque abondent dans ces huit livres. L'originalité de Thucydide n'est pas dans une peinture fidèle et scrupuleuse des héros du drame, à la manière d'Hérodote. Ce qui est nouveau, c'est sa tentative pour dégager la faculté maîtresse d'un individu, faculté susceptible de modifier le comportement de la cité (ainsi l'honnêteté chez Nicias, la témérité chez Alcibiade, la violence chez Cléon, le génie politique chez Périclès). Qu'on ne cherche pas le détail pittoresque ou anecdotique, si cher à Hérodote. Thucydide vise au général : découvrir ce qui, chez un homme d'État, est le caractère d'un siècle, l'expression, à un moment donné, des grands mouvements du monde grec, par-delà les particularités individuelles.

Assurément, ces hommes politiques, ces généraux parlent beaucoup. Thucydide reste dans la tradition épique, qui veut que les personnages prononcent des discours. À nos yeux d'aujourd'hui, le genre paraît artificiel ; on est tenté de mettre en doute l'exactitude des paroles rapportées. Thucydide sait bien qu'une fidélité littérale aux propos des orateurs est illusoire, mais il précise : « En ce qui concerne les discours prononcés par les uns et les autres, soit juste avant, soit pendant la guerre, il était bien difficile d'en reproduire la teneur même avec exactitude, autant pour moi, quand je les avais personnellement entendus, que pour quiconque me les rapportait de telle ou telle provenance : j'ai exprimé ce qu'à mon avis ils auraient pu dire qui répondît le mieux à la situation, en me tenant, pour la pensée générale, le plus près possible des paroles prononcées » (I, xxii, 1). On constate qu'il n'est pas question de morceaux de bravoure, d'exercices de style gratuits, mais d'une reconstruction idéale, dans laquelle tel ou tel acteur de cette tragédie est l'interprète des sentiments et des volontés d'un peuple, et finit par personnifier ce peuple même. Quelques discours sont anonymes ; ainsi celui, célèbre, du député corinthien aux Lacédémoniens, admirable page de philosophie historique qui montre le génie propre des Athéniens et de leurs adversaires : « Eux [les Athéniens] sont novateurs, vifs pour imaginer, et pour réaliser leurs idées ; vous, vous conservez votre acquis, vous n'inventez rien, et, dans la réalisation, vous ne satisfaites même pas à l'indispensable. De même, eux pratiquent l'audace sans compter leurs forces, le risque sans s'arrêter aux réflexions, et l'optimisme dans les situations les plus graves ; votre façon, à vous, vous fait n'agir qu'en deçà de vos forces, vous défier même des plus sûres réflexions et, dans les situations graves, vous dire que vous n'en sortirez jamais. Ils sont, en face d'un peuple circonspect, un peuple d'initiative et, en face d'un peuple sédentaire, un peuple d'immigrants […]. Le malheur, pour eux, est au moins autant le repos dans l'inaction qu'une activité en de continuelles épreuves. Aussi aurait-on raison de dire, en résumé, que leur nature est de ne pouvoir jamais ni connaître aucune tranquillité, ni en laisser au reste du monde » (I, lxx, 2-9).

Ces portraits d'hommes du ve s. avant notre ère, ces discours qui constituent la trame même de l'œuvre de l'historien n'ont donc pas une valeur limitée dans le temps et dans l'espace, contingente et en dehors de nos préoccupations. Ils atteignent une vérité supérieure, comparable aux illuminations des grands poètes. De l'analyse du particulier, Thucydide parvient à l'universalité. Le sens ultime de son ouvrage est que la crise dont souffre la conscience hellénique – la trahison par Athènes de l'idéal de Périclès – entraîne la décadence d'une civilisation et engage ainsi l'Occident tout entier. La guerre du Péloponnèse a fléchi le cours de l'Histoire, s'il est vrai que la pensée européenne reste encore tributaire de la Grèce.

Une harmonie austère

Le style de Thucydide est dense et elliptique, concis et abrupt : il ne représente qu'une étape dans l'évolution du style attique, et sans doute la beauté de l'expression est-elle plus souveraine chez Démosthène et chez Platon. La langue dont use l'historien est celle du vieil Attique ; la phrase est savamment travaillée. La place des mots, l'emploi de termes vieillis ou poétiques, les ruptures de construction, les tours imprévus, les asymétries, les antithèses, les hardiesses de la syntaxe en rendent la lecture – notamment celle des discours – souvent malaisée. En fait, l'ordonnance des divers éléments de la phrase sert à mettre en relief la vigueur de la pensée.

L'impression générale est une impression de gravité, d'« harmonie austère », suivant le mot de Denys d'Halicarnasse. On ne trouve pas les concessions au public habituelles aux rhéteurs. La force de l'ensemble, le dépouillement volontaire et une certaine raideur donnent à l'ouvrage un caractère à part dans la littérature hellénique : Thucydide s'adresse avant tout à l'intelligence, sans jamais sacrifier à l'art.

Cette apparente sécheresse, qui devient parfois obscurité, n'empêche pas une sorte de flamme intérieure de parcourir l'œuvre. Lorsque Thucydide décrit la peste d'Athènes ou la retraite de l'armée de Sicile, il arrive, grâce à la puissance dramatique de ses évocations, à provoquer l'émotion chez son lecteur, en dépit d'une feinte impassibilité. Par son mouvement continu, qui tend vers un dénouement inexorable, le récit s'apparente aux plus belles productions des poètes tragiques grecs.

L'histoire grecque après Thucydide

Ctésias (Cnide, Carie, seconde moitié du ve s. avant J.-C.) fut emmené en Perse en captivité. Devenu médecin de Cyrus le Jeune, puis d'Artaxerxès II, il eut accès aux archives de Suse et composa de nombreux écrits, parmi lesquels une histoire perse (Persika), en vingt livres, des origines à l'année 398 avant J.-C., que consultèrent largement Diodore et Plutarque, et un ouvrage sur l'Inde (Indika). Il ne subsiste que des fragments ou des résumés de cette œuvre écrite dans un dialecte ionien mêlé d'atticisme. Dépourvu de sens critique, ce bon chroniqueur se caractérise par son amour du merveilleux et par la douceur de son style.

Au ive s. avant J.-C., trois noms se détachent : Philistos et surtout Éphore et Théopompe, créateurs d'un nouveau genre, l'éloquence dans l'histoire. Il reste d'importants fragments de leurs œuvres. Philistos (Syracuse vers 435-356 avant J.-C.), médiocre imitateur de Thucydide, est l'auteur d'une Histoire de la Sicile. Éphore (Cymé vers 390 ?-après 334 avant J.-C.), élève d'Isocrate (vers 436-338 avant J.-C.), rédigea une Histoire générale du monde jusqu'en 340 avant J.-C., dont la valeur scientifique est certaine ; il a en outre le mérite d'un style élégant, et Polybe le loue d'avoir, le premier, composé une histoire universelle. Théopompe (Chios vers 378-après 323 avant J.-C.), lui aussi élève d'Isocrate, écrivit un Abrégé d'Hérodote, une Histoire grecque, qui, continuant l'œuvre de Thucydide, allait de 411 à 394 avant J.-C., et une histoire philippique (Philippika), qui racontait les événements survenus de 362 avant J.-C. à la mort de Philippe, en 336 avant J.-C. Il fait preuve de clairvoyance, mais l'abus de la rhétorique gâche la vivacité de ses tableaux.