Ferdinand Joseph La Menthe, dit Jelly Roll Morton

Jelly Roll Morton
Jelly Roll Morton

Pianiste, compositeur et chef d'orchestre de jazz américain (Nouvelle-Orléans 1885 ou 1890-Los Angeles 1941).

Compositeur fécond, orchestrateur rigoureux, Morton, s'il ne fut pas, comme il le prétendait lui-même, l'« inventeur du jazz », n'en demeure pas moins le pianiste qui, le premier, a su jeter un pont entre le ragtime et ce qu'on devait appeler le jazz. Parmi ses enregistrements, citons : Doctor Jazz (1926), Wild Man Blues (1927), High Society (1939).

Son père, F.P. LaMenthe, abandonne très vite sa famille, remplacé par un dénommé Morton, portier d'hôtel. Le petit Ferdinand apprend très tôt l'harmonica, la bombarde, puis la guitare qu'il tient dans un fiddle band dès l'âge de sept ans. C'est avec quelque réticence, avouera-t-il, qu'il se convertit au piano, alors considéré comme un instrument efféminé. Mais c'est aussi la clef des bordels de Storyville, ces sporting houses comme on les appelle drôlement, où le pianiste joue beaucoup plus que son propre rôle… « Jelly Roll » y est signalé dès 1902 et c'est là qu'il reçoit ce fameux surnom ; le nom d'une sorte de gâteau roulé d'aspect très évocateur.

Mais il ne restera pas à La Nouvelle-Orléans jusqu'à la fermeture de ce fameux « quartier français ». Il devient un musicien nomade, circulant entre Los Angeles, Saint Louis, Houston, New York et Chicago, où il atterrit en 1923. C'est là qu'il devient avec son orchestre, les Red Hot Peppers (« Piments rouges »), le pianiste vedette de la firme Victor, pour laquelle il enregistrera jusqu'en 1939 quelque cent soixante-quinze faces de 78 tours, dont une cinquantaine de solos de piano. Ces derniers révèlent, sinon un virtuose, du moins un instrumentiste accompli, largement émancipé des « pompes » du ragtime et du stride, avec un style résolument polyphonique qui en fait, à égalité avec Earl Hines, le meilleur pianiste au tournant de 1920 et probablement dans le début du siècle, selon le témoignage unanime des musiciens de La Nouvelle-Orléans. Ses orchestrations, quant à elles, trahissent un sens inné de la couleur et une diversité formelle qui permettent de le comparer au premier Duke Ellington.

Pionnier en tout, il est hélas le premier jazzman victime de la Grande Dépression. En 1930, la production de disques aux États-Unis tombe à 6 % de ce qu'elle était deux ans plus tôt. Jelly Roll doit revendre ses cadillacs et les diamants qu'il faisait sertir dans ses fixe-chaussettes et jusque dans ses molaires. Il exerce toutes sortes de métiers pittoresques : tour à tour souteneur, joueur professionnel, imprésario de boxe, et même « pharmacien », colporteur d'un médicament miracle de son invention dont il avouera plus tard la composition tout à fait inoffensive : 100 % de coca-cola !

En 1937, de passage à Washington, il est « redécouvert » par le grand musicologue Alan Lomax, qui l'installe durant cinq semaines au piano de la bibliothèque du Congrès : dans ce cadre solennel, Jelly Roll raconte par le menu l'histoire onirique de sa vie, et ces longues heures de monologue ponctuées de solos éblouissants et de chansons créoles sont le plus authentique témoignage que nous possédions sur la genèse du jazz.

Car, si personne ne l'a vraiment « inventée », cette musique plus collective que toute autre, si ce n'est l'Amérique « colorée » tout entière, c'est bien Jelly Roll qui en incarne le mieux tous les paradoxes : sang-mêlé, dandy et voyou, solitaire et meneur d'hommes, compositeur à part entière dont l'œuvre ne s'est écrite que sur les tourbillons qui l'emportaient d'une ville à l'autre, au gré d'aventures picaresques. À la fin de sa vie, sa carte de visite était ainsi rédigée : « Ferdinand-Joseph LaMenthe, dit “ Jelly Roll Morton ”, Inventeur du Jazz » …

Après avoir ainsi décliné son identité, il s'empressait d'ajouter qu'il avait aussi inventé la brosse métallique, et ne se faisait guère prier pour raconter sa vie, avec ce sérieux et cette précision des vrais conteurs qui l'ont fait prendre pour un mythomane alors que les historiens du jazz n'ont cessé de prouver depuis que la réalité de sa vie dépasse de très loin la fiction qui en a fait une légende.

Que son nom fût LaMenthe ou LaMothe selon d'autres sources, Ferdinand-Joseph est bien né à Gulfport (Louisiane) et le 20 septembre 1885 semble être la date la plus probable. Sa famille appartient à ce milieu très particulier des créoles « peu colorés » et fortement marqués par la culture française, qui ont beaucoup souffert des lois raciales promulguées au début du siècle à La Nouvelle-Orléans : elles mettaient fin à la relative intégration qui faisait de la Cité du Croissant un havre de tolérance et de brassage ethnique dans un Sud encore rétif aux lois anti-esclavagistes imposées par les « Yankees ». Toute sa vie, Jelly Roll Morton fuira de ville en ville le piège de la négritude qui se referme inexorablement sur ces créoles nourris de culture européenne et un peu méprisants pour les niggers prolétaires auxquels on veut de force les assimiler.

Malheureusement, il n'aura même pas le loisir de cueillir les fruits du revival qui ressuscite le dixieland jazz à la fin des années 1930 : après un dernier feu d'artifice qui réunit autour de lui Sidney Bechet, Albert Nicholas, Zutty Singleton et quelques autres grands pionniers de Storyville, il ira mourir d'épuisement à Los Angeles, le 10 juillet 1941.