musique japonaise

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la musique ».

Par « musique japonaise », on désigne à la fois les formes musicales nées au Japon et celles qui ont été importées, du continent asiatique, puis de l'Occident au xixe siècle. Les premières se sont si bien « japonisées », après plusieurs siècles d'évolution, qu'elles n'ont pratiquement plus de points communs avec les formes dont elles sont issues. Quant aux secondes, elles se sont développées au Japon de telle manière qu'elles présentent des caractères spécifiques qui les différencient de leurs modèles occidentaux.

Des origines à nos jours

L'histoire de la musique japonaise comprend cinq grandes périodes. La période préhistorique (du iie s. av. J.-C. à 645, début de l'époque de Nara) correspond au développement interne de la musique japonaise, hors de tout contact étranger. La période antique (époques de Nara, 645-794, et de Heian, 794-1185) voit l'introduction et l'assimilation des formes musicales venues du continent asiatique. C'est au cours de la période médiévale que naît véritablement la musique traditionnelle japonaise (époques de Kamakura, 1185-1333, et de Muromachi, 1333-1573). Pendant la période moderne (époque de Momoyama, 1573-1603, et jusqu'à la restauration de Meiji, 1868), on assiste à l'essor de la musique théâtrale et pour instrument solo. Enfin, la période contemporaine (de l'ère Meiji, 1868-1912, à nos jours) est caractérisée par la pénétration de la musique classique occidentale.

Ce découpage historique est fondé sur des changements d'orientation, qui, dans le domaine musical, reflètent les réformes politiques et sociales les plus importantes de l'histoire japonaise. Mais ce ne sont là que des « bornes indicatrices » jalonnant l'évolution de la musique. Au fil de ces quelque vingt siècles d'histoire, un phénomène tout à fait remarquable attire l'attention : l'alternance de formes musicales déterminées et indéterminées.

L'alternance des musiques déterminée et indéterminée

La musique déterminée ­ telle la musique classique occidentale ­ est caractérisée par ses éléments constitutifs fixes : hauteur des notes déterminée par le diapason, valeur temporelle et rythmique mesurée à l'aide d'une unité temporelle arithmétique. La musique instrumentale de cour (Gagaku) appartient à ce type.

Les composantes de la musique indéterminée sont moins rigoureusement définies. La hauteur des notes est déterminée par rapport à une note-repère, librement émise et susceptible de varier. Et c'est une périodicité fluctuante qui commande le rythme. On peut citer la musique du théâtre comme exemple de forme indéterminée. Si les matériaux sonores utilisés n'ont pas de fixité, nous sommes loin toutefois de l'improvisation avec cette seconde catégorie de composition musicale. Et il serait faux de croire, comme on a trop souvent tendance à le faire, que la musique indéterminée est moins élaborée et inférieure à la musique déterminée, dont elle représenterait une sorte de phase primaire.

D'après les découvertes archéologiques (Ken, flûte en terre ou en pierre, iie s. av. J.-C. ; Haniwa, figurines mortuaires en terre cuite, ve s. apr. J.-C., dont certaines représentent des personnages jouant d'instruments tels que le Koto à cinq ou six cordes, la flûte, le tambour, ou encore en train de chanter et de danser), et d'après divers documents, il est vraisemblable que la musique autochtone primitive ait été de forme indéterminée, vocale avec accompagnement d'un ou deux instruments et parfois de danse. C'était sans doute une musique qui servait soit au culte, soit pour les fêtes ou le divertissement. La musique déterminée a dû s'introduire au Japon au contact de la musique asiatique (ve-viie s. apr. J.-C.). Car deux formes de cette époque, conservées jusqu'à nos jours, Shômyô (chant liturgique bouddhique) et Gagaku (musique instrumentale de cour, appelée Saibara et Rôei quand elle est chantée, et Bugaku, quand elle est dansée), présentent des éléments constitutifs fixes. De ce fait, la période antique a été marquée par l'assimilation de la musique continentale.

Au xiiie siècle, le changement de régime politique entraîna la résurgence de la musique indéterminée. Les militaires, en s'emparant du pouvoir, voulurent discréditer tout ce que la classe aristocratique, jusqu'alors dominante, avait valorisé et, entre autres, la musique acclimatée à la Cour. C'est ainsi que, pendant les sept siècles du gouvernement des généraux (début de Kamakura, 1185, à la fin d'Edo, 1868), on assista à une véritable floraison de genres musicaux, issus du vieux fonds autochtone de type indéterminé, et caractéristiques de ce qu'il y a de plus fondamentalement original dans la musique traditionnelle du Japon. Le Kôshiki, chant sacré à la gloire des divinités et des ancêtres, apparut tout d'abord ; suivi du Heikyoku, récit épique débité avec accompagnement d'un luth à quatre ou cinq cordes, le Biwa ; puis ce fut le nô, espèce de théâtre poétique, chanté, récité, dialogué, mimé et dansé par les principaux acteurs, dont le jeu est soutenu par les interventions du chœur et de trois ou quatre instrumentistes. Originellement simple divertissement populaire, le s'est petit à petit affiné, devenant un spectacle élaboré, réservé à la classe dirigeante. Le peuple des villes, ainsi dépouillé de ses attractions, en arriva à créer de nouveaux genres musicaux et théâtraux en adoptant le Shamisen, luth à trois cordes, qui se joue avec un plectre et qui fut importé de Chine, en passant par les Ryukyu, vers le milieu du xvie siècle.

L'association des marionnettes et du chant récitatif Jôruri accompagné au Shamisen donna alors naissance au Bunraku, théâtre de marionnettes. Le théâtre de Kabuki, chanté et dansé, incorpora des chants avec accompagnement de Shamisen tels que Kiyomoto, Tokiwazu et même créa un nouveau chant, plus long : Nagauta. La classe populaire s'engoua, à cette époque, des solos instrumentaux, pour Shakuhachi (flûte verticale à cinq trous, en bambou), ou pour Koto (cithare à treize cordes), ainsi que des solos vocaux comme Jiuta, Kouta, accompagnés au Shamisen, ou Satsuma-biwa et Chikuzen-biwa, chants et récits accompagnés au Biwa.

La restauration de Meiji (1868), en rendant le pouvoir à la famille impériale, entraîna le déclin de la musique indéterminée, protégée par les gouverneurs militaires, et marqua le renouveau de la musique déterminée, venue cette fois de l'Occident.

Cette alternance des musiques déterminée et indéterminée fut lourde de conséquences au niveau de la structure musicale, du système tonal et de la notation. Et on ne saurait étudier la musique japonaise, si l'on ne tient pas compte des caractéristiques imposées par chacune de ces deux catégories musicales. Bien des erreurs ont été commises par les musicologues occidentaux qui ont méconnu cette distinction capitale.

La musique traditionnelle

Malgré les différences qui séparent les musiques indéterminée et déterminée, les formes musicales japonaises présentent, dans leur ensemble, quelques constantes caractéristiques.

Le cloisonnement social est si poussé que chaque classe possède ses instruments et sa technique d'exécution propres. Par exemple, si l'on compare le Biwa de Gagaku au Biwa de Heikyoku ou de Satsuma-biwa, on voit que chacun possède une facture spécifique, ainsi qu'une notation et une technique de doigté et de plectre particulières. Ces différences tiennent au fait que ces instruments ont été introduits dans des milieux distincts et pas aux mêmes époques. Un tel cloisonnement musical résulte de la hiérarchie attachée à la société féodale.

Un autre aspect remarquable de la musique traditionnelle est son caractère rituel, sa stylisation extrême. Un spectacle de ou une pièce pour Shakuhachi, par exemple, donne l'impression d'une cérémonie : rien, en effet, n'est spontané. L'exécutant n'a aucune liberté d'interprétation, chaque geste, chaque émission vocale étant fixés. La philosophie chinoise a dû jouer, à l'origine, un certain rôle dans cette ritualisation musicale. Car, pour les Chinois des temps anciens, la musique contribuait à régler l'ordre social en harmonie avec l'ordre cosmique, comme l'atteste l'appellation de Reigaku (Rei : « politesse », « étiquette », et Gaku : « musique »). Plus que tous les autres pays d'Extrême-Orient, le Japon a développé ce ritualisme musical, conforme à l'idée que l'art n'est pas un simple divertissement, mais une « voie » (dô) [cf. Ken-dô, Jû-dô, etc.], une sorte d'exercice spirituel. L'exécutant, qui respecte une pratique musicale, comparable, par son formalisme figé, à une pratique religieuse invariante, cherche à se dépouiller de son identité individuelle, à se « vider » de sa personnalité, pour s'harmoniser au cosmos.

Le ritualisme va de pair avec un certain statisme : ralenti des mouvements, répétition stéréotypée, qui apparaissent comme les moyens les plus sûrs pour accéder au recueillement et à l'équilibre de soi et de l'univers. Toutefois, le statisme musical est très éloigné de l'immobilité. Sans doute, la lenteur des gestes de danse contribue-t-elle à créer une impression de tenue, mais le statisme est dû essentiellement à la progression sans heurt qu'assure le Jo-ha-kyû (« introduction », « développement », « rapide »). Ce principe fondamental de l'esthétique japonaise atténue les contrastes, en contrôlant l'enchaînement des phases successives, à la fois au niveau de la vitesse de déroulement, de l'intensité et de la densité sonores. Une pièce de nô, par exemple, évolue à plusieurs reprises de la stagnation à la plus haute animation d'une manière insensible. Certaines danses (hataraki) mimant une scène de vengeance peuvent atteindre un tempo métronomique supérieur à 200 à la noire, sans que l'accélération ait été brutale. Le Jo-ha-kyû règle ainsi la structure des formes musicales traditionnelles en évitant une trop grande excitation émotive chez l'exécutant comme chez le spectateur.

Malgré les différences qu'on relève selon les genres et les interprètes, la technique vocale est caractérisée par un ensemble de traits communs tels que les vibratos irréguliers et très amples, la fluctuation des sons, les timbres graves, l'attaque glissante en dessous, etc.

La technique instrumentale présente également ses particularités : glissandos, répétition accélérée d'une même note, ondulation des sons, cris, bruits de souffle, de frappe avec le plectre sur la table d'harmonie ou les trous latéraux, frottement des cordes, etc.

À vrai dire, ces techniques, vocale et instrumentale, appartiennent plutôt à la musique indéterminée. Dans la musique déterminée, par exemple dans le Gagaku, seul le portamento entre deux notes fixes est utilisé. C'est que le Gagaku, avec son système harmonique fondé sur la superposition de quintes et de quartes, contrôle rigoureusement les hauteurs et le rythme, en recourant à des valeurs fixes, et proscrit en conséquence tous les éléments d'instabilité et les ressources d'ordre psychophysiologique ­ sons glissés, vibratos larges et irréguliers ­ auxquels les auditeurs réagissent directement, et qui ont été découverts de manière expérimentale, au contact même des sons, dans des échanges sonores immédiats, n'émanant d'aucune théorisation.

Les systèmes tonals

Si l'on excepte la période préhistorique, trop peu connue, on relève trois systèmes tonals distincts au cours des quinze siècles d'histoire de la musique japonaise. Cette variation est manifestement liée à l'alternance des matériaux sonores fixes ou indéterminés, propres aux deux catégories de formes musicales traditionnelles. On voit, en effet, apparaître un système tonal heptatonique (cinq notes principales, deux notes auxiliaires) fixé au viiie siècle, quand on a introduit au Japon la musique chinoise. Quant à la musique autochtone, qui a subsisté à côté de la musique chinoise, elle possède un système tétracordal mobile, conservé dans le Kôshiki (« chant sacré »), le Heikyoku (« chant épique ») et le théâtre nô. Une partition de laissée par Zenchiku et datant de 1452 montre que, dès cette époque, on tente de mêler les systèmes tétracordal et heptatonique. Mais la fusion de ces deux systèmes, si dissemblables, ne devait aboutir que vers le xviie siècle, où allait naître une échelle hémitonique, Miyako-bushi, caractéristique de la musique d'Edo.

Le système heptatonique de l'époque antique (viiie-xiiie s.)

Introduit à l'époque T'ang, ce système tonal permettait d'établir une échelle de douze notes non tempérées, calculée par la méthode San bun son eki, c'est-à-dire la soustraction d'un tiers de la longueur de base. Les six premiers calculs donnaient l'échelle heptatonique Ryo (mode de fa), qui, transposée douze fois sur chacune des notes de l'échelle de 12 notes, engendrait 84 modes théoriques. Au Japon, ce système s'est modifié et a donné naissance à deux échelles Ryo et Ritsu. Ces dernières servent à constituer les deux principaux modes ou modes de base (Ryo, mode de sol et Ritsu, mode de ), dont sont issus par transposition les six autres modes employés dans le Gagaku : trois modes transposés de Ryo, sur ré, sol et mi et trois autres modes transposés de Ritsu, sur mi, la et si.

Échelle de Ryo :

Échelle de Ritsu :

Il semble que le chant liturgique bouddhique Shômyô ait été primitivement réglé par les deux échelles Ryo et Ritsu, qui déterminaient la hauteur des notes de façon rigoureuse. Mais ces notes fixes étaient exécutées selon un certain nombre de techniques vocales codifiées. Ainsi le signe Yuri indique une ondulation sur la note fondamentale Kyû ou Chi. En se développant peu à peu indépendamment des notes constitutives, ces différents types d'exécution ont engendré des formes autonomes, qui sont devenues des unités minimales de construction appelées cellules mélodiques. De là est né le système actuel du Shômyô, dans lequel les cellules mélodiques sont employées en même temps que les deux échelles Ryo et Ritsu. C'est ainsi que les cinq notes principales (Kyû, Shô, Kaku, Chi, U) sont fixées par ces échelles, alors que les notes Enbai (« assaisonnement »), qui servent de broderie inférieure, supérieure ou de note de passage glissée sont très fluctuantes.

Le système tétracordal de la période médiévale (xiiie-xviie s.)

À partir du xiiie siècle, de nouveaux genres musicaux se sont donc développés en renouant avec la tradition japonaise. On voit ainsi réapparaître le système tétracordal autochtone, mais qui va subir une double modification. D'une part, on l'élargit, en lui ajoutant un ou deux tétracordes conjoints aux deux extrémités de la quarte de base ou Kernintervall. Selon les genres, les ensembles de tétracordes conjoints ainsi formés ont une plus ou moins grande fixité. Le Biwa qui accompagne le chant de Heikyoku assure la stabilité des quartes. Dans le nô, en revanche, on tire parti d'une fluctuation assez importante pour suggérer des sentiments de joie, colère, etc. On peut donner une idée approximative de ce système tétracordal complexe en notation occidentale, pourvu qu'on détermine arbitrairement le tétracorde central :

(intervalle choisi mi-la)

D'autre part, la note médiane du tétracorde tend, au cours des siècles, à s'abaisser. Si l'on considère les intervalles de bas en haut, la division interne du tétracorde passe d'une tierce mineure plus une seconde majeure, à une seconde mineure plus une tierce majeure. Et cette évolution a marqué les genres musicaux, suivant l'époque à laquelle ils se sont constitués.

Ainsi, vers les xiie-xiiie siècles, la division intérieure d'un tétracorde correspondait, de bas en haut, à une tierce mineure et une seconde majeure, comme l'atteste le système tétracordal du Kôshiki, du Shômyô et du Heikyoku qui se sont fixés vers les xiie-xiiie siècles.

Le nô, fixé vers le xive siècle, présente une étape intermédiaire : le tétracorde s'y divise en une seconde majeure et une tierce mineure de bas en haut.

Enfin, une seconde mineure et une tierce majeure, toujours de bas en haut, composent le tétracorde des genres musicaux qui se sont développés à partir du xviie siècle, tels que la musique pour Koto, pour Shamisen, pour Shakuhachi, etc.

Vers les viie-viiie siècles :

Vers le xive siècle :

Vers le xviie siècle :

Au moment où, vers le xive siècle, la note médiane était fa dièse, toujours avec le tétracorde mi-la, la tierce mineure ainsi obtenue était très instable (fa dièse-la). Pour rétablir la quarte supérieure conjointe (fa dièse-si), on utilise si3. Cet ajustement spontané s'est reproduit avec le deuxième tétracorde conjoint supérieur entraînant l'apparition du mi4 pour former la quarte si3-mi4 :

On voit comment on a évolué tout naturellement d'un système de quartes conjointes (mi-la-ré) à un système de quartes disjointes (mi-la, si-mi) et comment on en est arrivé à constituer les octaves si2-si3 et mi3-mi4 dans la musique japonaise autochtone.

Cependant, les notes extrêmes des tétracordes conservent leur valeur attractive de tonique et continuent à régler la structure mélodique. Le système tétracordal révèle ainsi son caractère véritablement organique : il produit au fur et à mesure de nouvelles quartes sans jamais perdre son activité fonctionnelle originelle à l'intérieur et aux extrémités. Le tétracorde constitue donc une sorte d'unité cellulaire vivante.

Le système tonal de la période moderne (xviie-xixe s.)

À partir du moment où la musique autochtone a connu l'octave, son système tonal a rencontré celui de la musique savante d'origine chinoise. L'échelle de Ritsu coïncide en effet avec deux tétracordes disjoints, composés chacun d'une seconde majeure (mi-fa dièse) et d'une tierce mineure (fa dièse-la), de bas en haut. C'est cet ensemble tétracordal qu'on a appelé vers le xviie siècle l'échelle Yô.

Échelle de Ritsu :

Échelle de Yô :

Mais d'importantes différences séparent en fait ces deux échelles. Dans le Ritsu, les notes constitutives sont déterminées par le diapason et les notes Kyû et Chi sont les plus importantes. Dans l'échelle ce sont les notes extrêmes des tétracordes qui exercent une action polarisante, les notes médianes conservant une nette tendance à s'abaisser, comme nous l'avons vu précédemment. De cet abaissement progressif résulte la formation d'une nouvelle échelle hémitonique, In ou Miyako-bushi, issue du système tétracordal de la même manière que l'échelle Yô.

Échelle d'In :

Le système tonal autochtone a donc engendré successivement l'échelle transitoire Yô, puis In, au cours de son évolution. Aussi n'est-il pas rare que les genres musicaux de la période médiévale, tels le ou le Heikyoku, aient été influencés par l'échelle In.

L'analyse des pièces écrites pendant la période moderne révèle, par ailleurs, que leur structure mélodique est régie non par les échelles et In, mais par les systèmes tétracordaux propres à chacune d'elles, soit pour l'échelle les trois tétracordes : mi-fa-la ; si-do-mi ; la-si-ré ; et pour l'échelle In : mi-fa-la ; si-do-mi ; la-si-ré. Le troisième tétracorde de chaque ensemble sert de lien entre les deux premiers.

Le rythme et le temps musical

Pour éviter toute équivoque, nous appelons rythme, toute forme de structuration des durées sonores, qu'il s'agisse d'une ligne mélodique, d'un thème ou d'une cellule rythmique. Et par tempo, nous désignons la vitesse de déroulement de ces formes rythmiques. La musique japonaise traditionnelle est caractérisée par deux types rythmiques : le rythme régulier et le rythme libre.

Période antique

Le Gagaku, qui présente une périodicité régulière et un fractionnement égal de la durée, introduit au Japon le rythme régulier. Mais cette musique instrumentale utilise également le rythme libre dans l'introduction (Jo), où les instrumentistes jouent indépendamment les uns des autres et sans contrôle vertical des sonorités.

Pour sa part, la musique vocale de Shômyô recourt de préférence au rythme libre (Jo-kyoku), mais emploie aussi parfois le rythme régulier (Tei-kyoku). Dans les pièces de Shômyô nommées Gu-kyoku, les deux types de rythme sont combinés pour assurer le passage du rythme libre au rythme régulier.

Le tempo de la musique de cette période est extrêmement lent, en raison du statisme qui caractérise alors les pièces.

Période médiévale

Au Moyen Âge, la musique étant étroitement associée à un texte (didactique pour le Kôshiki, épique pour le Heikyoku, dramatique pour le ), on utilise de préférence le rythme libre et un tempo élastique, pour faciliter la compréhension des paroles. Dans le nô, on recourt à une périodicité constituée par huit frappes de tambour, qu'on appelle Kusari (« chaîne »), et qui sert à régler la superposition des parties vocale et instrumentale. Mais ces huit frappes ne déterminent pas des intervalles rythmiques réguliers et le tempo fluctue sans cesse. Par exemple, le tempo du chant final Kiri de la pièce Hagoromo, oscille entre 95 et 160 à la noire métronomique. Une telle fluctuation est due aux sentiments éprouvés par le héros et au climat dramatique des différentes séquences d'une pièce. On voit, par là, que la notion de temps dans la musique médiévale est avant tout de nature psychophysiologique.

Période moderne

Selon les genres musicaux, le rythme à huit périodicités irrégulières, hérité de la période précédente, va évoluer différemment. Dans le Kabuki, les dimensions mêmes du théâtre ont entraîné l'emploi de plusieurs Shamisen, pour renforcer les sons. Ce jeu d'ensemble instrumental a accentué le caractère binaire du rythme (cf. Kiyomoto, Tokiwazu, Nagauta). Mais on conserve le rythme libre pour l'introduction et le prélude d'une pièce de Kabuki.

Dans la musique de Koto, qui reste dans le sillage de la tradition savante du Gagaku, c'est le rythme régulier caractéristique du type musical déterminé qui domine.

Un rythme ternaire (assez rare au Japon), apparaît au début du xviiie siècle, dans le chant populaire, Dodoitsu, qu'accompagne le Shamisen. Les autres genres (Satsuma-biwa, Shakuhachi, Gidaiyû) marquent une prédilection pour un rythme libre, peu marqué, qui suit avec souplesse la narration du soliste et reflète le cours sentimental du récit.

Tous les genres de cette période ont adopté le tempo élastique développé à l'époque précédente. Ainsi dans Rokudan, pièce pour Koto, le tempo varie de 60 à 168 d'après la noire métronomique. Cela montre que l'élasticité temporelle contribue à la structuration d'une pièce, même uniquement instrumentale.

La structure musicale

La musique de type déterminé et celle de type indéterminé possèdent chacune un système de composition et une structure spécifiques ; la structure déterminée de la première s'oppose à la structure fluctuante de la seconde, comme nous l'avons déjà observé à propos du rythme et du tempo.

Période antique

La musique aristocratique de cette période (Gagaku, Rôei, Saibara, etc.) est de structure déterminée. On compose les thèmes à partir de notes, dont la hauteur est fixe, et la macrostructure d'une œuvre est obtenue par la transposition et la réexposition des thèmes qui constituent sa microstructure.

Période médiévale

La musique de nô, qui est la plus représentative de cette période, présente une structure fluctuante ­ mais non improvisée ­ dont l'unité minimale est la cellule. Cris, frappes de tambour, sons de flûte et émissions vocales s'inscrivent dans une cellule déterminée et on juxtapose et superpose un certain nombre de cellules instrumentales, vocales et rythmiques pour structurer l'ensemble d'une pièce. Grâce au caractère fluctuant des éléments qui composent chaque cellule (hauteurs de fréquence variable, rythme non mesuré) et à la mémorisation du prototype, dont une cellule ne doit pas s'écarter au-delà d'une certaine marge de liberté, ce système de composition permet d'élaborer une forme déterminée avec des matériaux fluctuants.

Dans les autres genres de cette période (Shômyô, Kôshiki, Heikyoku), apparaît une structure intermédiaire, alliant les éléments déterminés aux indéterminés. Ainsi les notes principales ont une hauteur déterminée au diapason, tandis que le rythme et le tempo ont une organisation fluctuante de type cellulaire.

Période moderne

C'est le système de composition par cellules qui caractérise la plupart des formes musicales de cette période. La musique vocale accompagnée par le Shamisen (Gidayû, Tokiwazu, Kiyomoto, etc.), ou par le Biwa (Satsuma-biwa) et la musique instrumentale pour Shakuhachi ont incorporé à leur technique la fluctuation propre au système cellulaire et exploitée à des fins expressives. Seule la musique de Koto, pratiquée depuis le xiiie siècle uniquement par les prêtres et les confucianistes, a hérité de la structure déterminée propre à la musique aristocratique. Les pièces de Koto ont, en général, une structure thématique, obtenue en juxtaposant des sections (dan), qui représentent chacune une variation du thème initial.

À chaque époque un type structural a donc tendu à s'imposer pour des raisons historiques ou esthétiques. Ainsi, la structure indéterminée a-t-elle toujours été préférée dans la musique théâtrale, parce qu'elle répond particulièrement bien aux exigences du dynamisme dramatique.

Les systèmes de notation

La notation dépend étroitement du type musical, déterminé ou indéterminé. Le premier système de notation fixe a dû être introduit au Japon vers le viie siècle, avec la musique venue de Chine et de Corée. Le plus ancien document qui nous soit parvenu est une partition pour Biwa de Gagaku, qui date du milieu du viiie siècle. Et la mobilité du système tétracordal, sur lequel est fondée la musique de la période préhistorique, incite à penser que la musique autochtone ignorait primitivement toute notation fixe.

Période antique

Dans le Gagaku, on note avec des idéogrammes la position des doigtés instrumentaux. Par convention, chaque idéogramme correspond à la valeur d'une ronde, qui est l'unité temporelle minimale du Gagaku.

Le Shômyô possède un système de notation neumatique, appelé Hakase, qui a surtout un rôle mnémotechnique, car il ne sert qu'à visualiser les mouvements des lignes mélodiques. Aussi, le débutant ne peut-il se passer de l'enseignement direct d'un maître.

Période médiévale

C'est la notation neumatique qui a été adoptée durant cette période, où les principales formes musicales ont une structure fluctuante et une technique vocale particulière. Le Kôshiki hérite du système neumatique propre au Shômyô, système qui va exercer une influence sensible sur la notation de la musique de nô. Cette dernière se compose d'une part de neumes placés à droite du texte de nô, et qui se lisent, comme celui-ci, de haut en bas à partir de la droite et en allant vers la gauche. Ces neumes indiquent les notes extrêmes des tétracordes, les mouvements mélodiques et la technique vocale. D'autre part, la notation comporte des dessins, placés en haut de page, au-dessus du texte, et qui schématisent les gestes et les positions de l'acteur principal. La notation du Nô-Kan (« flûte de nô ») est distincte, car ces flûtes n'étant pas accordées au diapason, chaque instrument émet des sons de hauteur différente. Aussi n'écrit-on pas les notes, mais des ronds blancs et noirs indiquent la tablature des doigtés, tandis que les signes du syllabaire servent à marquer la solmisation, ce qui aide à mémoriser les cellules mélodiques et à en déterminer le rythme. Ce système de solmisation était d'ailleurs déjà utilisé dans le Gagaku.

Quant au Heikyoku, comme il était chanté par des musiciens aveugles, il a seulement été noté au xviiie siècle. Et même aujourd'hui, où des exécutants non aveugles commencent à l'interpréter, cette forme musicale reste liée à une tradition orale.

Période moderne

Les notations de cette période manquent d'uniformité. Pour un même instrument, il n'est pas rare de trouver des systèmes de notation qui varient suivant l'école ou le moment. Chaque chef d'école (Iemoto) instituait sa propre notation, pour assurer à la fois la qualité musicale de sa technique et en préserver le secret. On retrouve là l'esprit de clan qu'a développé le système féodal de cette époque.

Cependant les notations utilisées reposent soit sur un système neumatique, soit sur l'emploi simultané de la tablature et de la solmisation. Ainsi dans le Gidayû ou le Tokiwazu, la partie vocale est notée au moyen de neumes et la partie instrumentale d'accompagnement au Shamisen, ou de solo de Shakuhachi, est transcrite à l'aide de la solmisation et de la tablature de doigtés. La musique de Koto a utilisé la notation déterminée dont on se servait pour le Koto de Gagaku (Gaku-sô). Aussi a-t-on pu noter avec précision des partitions de Koto dès la fin du xvie siècle.

Après la restauration de Meiji, la musique occidentale s'est répandue au Japon, encouragée par le nouveau gouvernement. Les musiciens de Gagaku furent les premiers à jouer cette musique, parce qu'ils appartenaient à la classe aristocratique qui venait de reprendre le pouvoir, et surtout parce que le Gagaku, forme déterminée, représente une conception musicale assez proche de celle dont est issue la musique classique de l'Occident, dont l'assimilation a été de la sorte facilitée.

Passé et présent

À travers ce survol historique se détachent trois aspects essentiels de la musique japonaise traditionnelle. Le patrimoine musical japonais est à la fois fidèlement conservé et toujours renouvelé. On est saisi devant cette étonnante capacité d'intégration continue de genres musicaux étrangers, sans préjudice pour la musique autochtone primitive, dont les formes archaïques et médiévales se sont maintenues sans interruption, ni changement important jusqu'à nos jours, à côté de la musique classique ou moderne importée de l'Occident. Sans doute le cloisonnement très poussé qu'impose le système social japonais est-il en bonne partie responsable de la conservation des genres musicaux propres à chaque classe.

D'autre part, l'alternance de deux systèmes musicaux antagonistes est tout à fait remarquable : aux matériaux sonores indéterminés du système d'origine japonaise s'opposent les matériaux déterminés des systèmes importés de l'étranger. Aujourd'hui encore, une nouvelle alternance se dessine : après avoir adopté la musique occidentale de type déterminé, les compositeurs japonais contemporains reviennent vers les formes traditionnelles indéterminées et tentent de découvrir une nouvelle écriture. Les perspectives qu'ils ouvrent se signalent par leur originalité, à côté des apports de la musique électroacoustique et aléatoire, qui témoignent de l'intérêt croissant des musiciens occidentaux pour les structures musicales de type indéterminé.

Enfin, les facteurs psychophysiologiques l'emportent, dans la musique japonaise, sur l'intellectualité et l'abstraction mathématique. L'impression sonore, la qualité intrinsèque de chaque son priment, chez la plupart des compositeurs japonais, les recherches ou les postulats théoriques.