musique indienne

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la musique ».

Élément essentiel d'une civilisation très ancienne, la musique était cultivée en Inde dès les temps préhistoriques, mais les ouvrages relatifs à la théorie musicale qui nous sont parvenus en sanskrit et qui se réfèrent fréquemment à des textes antérieurs, aujourd'hui perdus, ne nous renseignent qu'imparfaitement sur une expression complexe et étrangère aux spéculations mathématiques (tel le Gitälamkara, probablement antérieur au iiie siècle av. J.-C.).

Hymnes et chants des Veda

Entre le xve et le xe siècle av. J.-C., les Veda, destinés à accompagner les rites sacrificiels, comportent des hymnes et des chants liés à une somme de connaissances capable d'étonner tous les peuples de l'Antiquité, ainsi que des psalmodies, notées en accents, en chiffres et en neumes. Ils survécurent à la période bouddhique et même à la conquête musulmane sans que leur origine ait pu être précisée en dehors des références mythologiques. « Intimement associée aux relations essentielles de l'être » (Confucius), la musique indienne ne se présenta jamais comme un divertissement profane, mais comme un moyen de servir les dieux et de s'en rapprocher, en épuisant toutes les possibilités d'une émotion donnée. Dès l'époque de l'Inde védique, les chantres et maîtres des cérémonies sacrées étaient, du reste, formés au temple dans l'étude des épopées, où les hymnes et les danses rituelles se trouvaient associés à la musique. Ces traditions vocales et instrumentales ont été ensuite conservées dans les monastères et, jusqu'à une époque très récente,

n'ont rien oublié des rapports qui leur étaient assignés avec les manifestations de la divinité suprême. Il ne manque pas, aujourd'hui même, de chants exprimant l'hommage du fidèle à cette divinité, parmi les thèmes relatifs aux sentiments de l'homme, aux cérémonies capitales de sa vie et à son respect des héros légendaires. Le kirtana, chant de gloire sur une légende de Krishna, qui s'est développé à l'époque de Chaitanya (1486-1533), en est l'exemple le plus typique avec le Bhajana, chant de louanges dont les pionniers paraissent être Jayadeva (xiie s.), puis Purandara Dasa (xvie s.), Vyasa Raja (xvie s.), Kanaka Dasa (xvie s.) et la princesse Mirabai (xvie s.). Ce sont les derniers vestiges d'un temps où la musique vocale l'emportait sur la musique instrumentale et d'un art, populaire ou savant, marqué par une tradition vieille de 6 000 ans.

Au fil des temps

Les premiers centres musicaux ont été, en effet, les temples et les résidences princières, mais, du ve siècle av. J.-C. au xve siècle de notre ère, l'histoire n'a retenu que les théoriciens, un Bhoza (1010-1055), un Mammata (1050-1150) ou un Sharngadesa (1210-1247), même si chaque temple ou chaque cour princière entretenait d'éminents artistes ou des maîtres renommés. Il semble qu'à l'origine la fonction de la musique à la cour ait été essentiellement traditionnelle : endormir ou éveiller le prince, « rythmer la cadence des heures par la succession des modes mélodiques », etc. Aussi le purohita (maître de musique) devait-il posséder une connaissance approfondie des modes et des formes qui convenaient dans les circonstances les plus variées et jusque sur le char de combat pour exciter le courage des guerriers et implorer l'aide des dieux.

En dehors de la musique de soliste, voix ou instrument accompagné par un tambour, déjà célèbre par son ornementation et ses subtilités rythmiques, la principale forme d'activité fut ensuite le théâtre musical, faisant appel à des voix capables de s'adapter à toutes les exigences. Le nâtya, où le chant était inséparable de la danse, de la mimique et du décor, était présenté dans des salles prévues à cet effet et qui constituaient l'un des luxes des palais princiers pendant la période bouddhique et jusqu'aux invasions musulmanes. Si la tradition put alors se maintenir au contact d'une civilisation qui rejetait toute forme de musique, ce fut dans des régions éloignées des grands centres ou grâce à quelques souverains plus éclairés, comme Ala ud din, Shäh Jahän ou Akbar, lui-même compositeur de mélodies et qui avait à sa cour le célèbre Tänsen, dont le dernier descendant fut Wazir Khan, maître d'Allaudin Khan.

Après la conquête britannique, les musiciens perdirent rapidement le patronage que les derniers Mogols leur avaient apporté, et la musique indienne, méprisée et ridiculisée, dut attendre les travaux de Raja S. M. Tagore pour sortir de l'ombre. Les théoriciens du début du siècle, Vishnu Digambar Paluskar et Vishnu Narayana Bhatkhande, en créant des systèmes d'écriture et en fixant la forme des ragas, ont été, plus ou moins, à l'origine des collèges de musique indienne, où la grande tradition est représentée par des maîtres du dhrupad, le plus dépouillé et le plus sévère des styles de chant. Citons Nasiruddin Dagar et ses deux fils Moinuddin et Aminuddin, Faiyaz Khan, Abdul Karim Khan, Allaudin Khan (1870-1972) et son fils Ali Akbar Khan (1922), dont certains disciples, formés à Calcutta, à Berkeley ou à Los Angeles, ont déjà une carrière internationale (Sharan Rani ou Nikil Banerjee).

Les caractéristiques de la musique indienne

Le rythme est l'élément le plus important de la musique indienne, et les recherches dans ce sens sont d'un très grand raffinement au-delà des talas, structures comportant un nombre fixe de schémas métriques, ou unités de temps (matras), qui vont de 3 à 108. Sur une période rythmique parfois très longue (12, 16, 17, 19, 21 et exceptionnellement 37 temps) et dans laquelle alternent temps faibles, temps forts et temps silencieux, les exécutants peuvent se livrer à des variations d'une extrême complexité, qui attestent une virtuosité difficile à concevoir pour des oreilles occidentales. On compte environ 360 talas, dont 30 seulement sont actuellement utilisés, sur 6, 7, 10, 12, 14 et 16 matras. Ajoutons que la notation rythmique, très ancienne et très précise, distingue les façons de frapper l'instrument de percussion avec un, deux ou trois doigts, le plat de la main sur le rebord ou le centre, les doigts pliés ou à plat, la main gauche ou la main droite, etc.

À ce schéma rythmique correspond un canevas mélodique fondé sur les 72 possibilités de diviser l'octave, qui comporte 7 notes (svaras) et 22 intervalles inégaux (shrutis). C'est le raga, ou mode musical, possédant une échelle ascendante (arohana) et une échelle descendante (avarohana, qui ne coïncide pas avec la première) qui lui sont propres et dont les combinaisons sont théoriquement considérables : 16 000, affirmaient certains textes sanskrits ; près de 65 000, dit-on aujourd'hui, sans que le nombre qu'on peut entendre dépasse, en fait, 300.

Chaque raga, par son caractère et son ornementation, représente un état d'âme associé, en particulier au moment d'une saison ou d'une lunaison, à une heure précise du jour ou de la nuit ou à un endroit déterminé. Il comporte une tonique fixe et, dans sa gamme, aux intervalles précis, un ou deux degrés dominants, notes-pivots habituellement différentes de la tonique et toujours accentuées, sur lesquelles les dessins mélodiques s'achèvent. Ces caractéristiques sont exposées dès le début de l'exécution dans une sorte de prélude lent (alep), que présentent l'instrument soliste (sitar, sarod ou sarangi) et le tampura, qui ne s'évade jamais de la tonique.

Quand le canevas mélodique est ainsi fixé dans la mémoire du musicien et du public, l'improvisation (jor) s'en empare dans un mouvement modéré, où l'imagination et l'instinct musical de l'instrumentiste se donnent libre cours au fil des variations et des ornementations les plus audacieuses (les traités anciens distinguent 15 catégories d'ornements simples des notes, 15 autres d'ornements du groupe et des centaines d'ornements de la mélodie, les tanas, ou « figures mélodiques »). Ce mouvement s'exalte alors dans une accélération progressive, favorable à la virtuosité technique (jhala), et s'enchaîne sur la seconde partie (gat), où les percussions interviennent en fonction du schéma métrique choisi. La mélodie principale est alors rythmée lentement, puis selon un mouvement de plus en plus vif, avec de nouvelles broderies et de nouveaux accents qui procèdent toujours des premiers battements du tala (sum). Une joute imprévisible s'engage entre le tabla et le soliste sur la cellule rythmique de base et les différentes figures complémentaires qui s'y sont ajoutées au fur et à mesure de l'improvisation, qui peuvent devenir de plus en plus complexes. Tout se conclut sur le premier battement du tala, et c'est un nouveau jhala qui termine l'ensemble dans un climat de frénésie entretenu par la virtuosité brillante du percussionniste. Les improvisations, qui peuvent se prolonger des heures durant, tiennent l'auditoire sous leur charme et prétendent libérer l'esprit par la puissance envoûtante de l'atmosphère d'hypnose qu'elles créent à partir de quelques notes et d'un rythme subtil. Elles sont toujours, à cet égard, tributaires de la règle qui lie le raga à l'état d'âme qu'il est censé exprimer, règle qu'il ne faut transgresser en aucun cas. Précisons, à ce sujet, que le mot raga a été introduit au xe siècle par un théoricien, Matanga, pour désigner les modifications de nature émotionnelle apportées au système classique de Bharata, qui datait du commencement de notre ère et qui reposait sur 2 gammes (primaire et complémentaire) et 18 modes (jâtis). Le raga ne devait pourtant trouver sa consécration qu'à l'époque des dernières cours mogoles, deux siècles avant l'abolition des systèmes ayant cours jusqu'alors. Il n'en subsiste que deux aujourd'hui : celui du Nord (Hindoustan), qui mêle l'ancienne tradition autochtone, attribuée à Shiva, à la tradition implantée à l'âge védique et lors des invasions aryennes ; celui du Sud, de tradition dravidienne (Tamul, Kanada, Telugu, Malayalam), plus rebelle à la culture islamique et qui prit sa forme définitive au xviie siècle grâce à Venkatamakhi. C'est le système karnatique, où les 18 jâtis de Bharata font place à 72 melakartas, utilisés notamment par la suite dans les kirtanam de Tyâgaraja (1767-1847) et les hymnes de Kotishvara Iyar (mort en 1938).

La musique vocale

C'est la base de tout le système musical de l'Inde. La voix en est l'instrument fondamental, et ses possibilités sont fonction d'une émission très contrôlée, capable de réaliser les innombrables nuances émotionnelles dont elle dispose. Parfois indifférente au texte qu'elle exprime, elle utilise des syllabes conventionnelles dépourvues de sens, mais qui lui permettent de s'épanouir et de gagner l'auditoire par le seul privilège du timbre et des vocalises. Il existe différents styles de chant : dans l'Inde du Nord, le dhrupad, strict et sévère, toujours précédé d'un alep, le dhamar, au rythme plus franc, le tarana, vif et léger, le javalis et le thumri, également aimables

et légers, le tappa, qui joue de délicats ornements, le khyal, remarquable par ses vocalises très larges, qu'affectionnait la cour des empereurs de Delhi (xiiie-xviie s.), et le talent de certains compositeurs, comme Padharana ; dans le Sud, le kriti, chant religieux classique consacré par de grands musiciens des xviiie et xixe siècles, dont les principaux sont Tyagaraja (1767-1847), Muthuswami Dikshitar (1775-1835) et Syama Sastri (1762-1827), le swarajatis, le tillana et le javalis, plus délicats et plus légers.

La musique karnatique a également compté, au cours du siècle dernier, un certain nombre de compositeurs renommés : Subbaraya Sastri (1803-1862), fils de Syama, Pattanam Subrahmanya Ayyar (1845-1902), Manambuchavadi Venkatasubbayyar (1844-1893), Vaidyanatha Ayyar, célèbre par son « ragamalika » construit sur les 72 ragas Malakarta, Gopalakrishna Bharati (mort en 1881), auteur de Nandanar (opéra tamil), Harikesanallur Nuthayya Bhagavatar (1877-1948), Mangudi Chidambara Bhagavatar (1880-1938) et Papanasam Sivan, récemment promu « Sangita Kalanidhi » de l'Académie musicale de Madras.

La musique instrumentale

La musique savante et la musique populaire utilisent les mêmes instruments. Les classifications traditionnelles se retrouvent entre les cordes, les vents et les percussions. Dans le premier groupe, on distingue : la vina, à 7 cordes, peut-être le plus populaire et le plus ancien instrument à cordes, fait d'un bambou auquel sont attachés deux résonateurs sphériques (courges séchées) et dont la sonorité est confidentielle ­ la vina du Sud n'a qu'un résonateur en bois et un autre, plus petit, fait d'une courge ; le sitar, sorte de luth à long manche pourvu d'une boîte de résonance de forme hémisphérique et qui comporte 7 cordes qu'on pince avec un plectre et 13 cordes sympathiques ; le sarod, autre sorte de luth en bois de teck à 25 cordes, dont 4 mélodiques et 2 pour le rythme, qui se joue également avec un plectre et qui est le plus sonore des instruments à cordes ; le sarangi, principal instrument à archet, fait d'une caisse rectangulaire à manche court comportant de nombreuses cordes de résonance en boyau et communément employé pour l'accompagnement du chant classique ; l'esraj, également à archet, qui comporte un très petit résonateur, comme l'amrita, long bâton traversant une noix de coco ; le sura-sringara, à 8 cordes, joué avec un plectre et comportant une caisse allongée formée d'un double résonateur hémisphérique ; l'eka-tantri, cylindre creux fixé à un bambou, à corde unique ; l'eka-tara, petit luth à 2 cordes pour accompagner le chant, de même que le do-tara, au long manche, réservé à l'accompagnement des bauls. On citera également : la gottuvâdyam, large vina avec touches qui se joue en faisant glisser un morceau de bois poli sur les cordes ; la harpe arrondie, principal instrument à cordes jusqu'au vie siècle, où il fit place au luth ; la svara mandala, harpe horizontale qui comporte une caisse de résonance pourvue de nombreuses cordes métalliques, qui se joue avec les doigts et que l'on peut considérer comme l'ancêtre du clavecin et du cymbalum tzigane ; enfin le tampura, luth à 4 cordes pincées à vide pour scander le chant ou la mélodie jouée par un autre instrument, en donnant toujours la tonique. C'est de ce retour régulier à la tonique qu'on escompte la naissance de l'état hypnotique.

Les instruments à vent sont représentés par : le sahnaï, sorte de hautbois à anche longue, identique aux instruments trouvés dans les fouilles et datant de deux siècles av. J.-C. ; le nagasvaram, plus gros que le sahnaï et au son plus puissant ; le murali, flûte traversière en bambou à 6 trous ; le bansuri, également en bambou, à 8 trous avec embouchure ; la vamsha, flûte droite sans embouchure, dans laquelle on souffle sur le bord du bambou ; le pungi, flûte double, réservée aujourd'hui aux charmeurs de serpents ; la shankha, conque marine utilisée dans le rituel des temples, comme la shringa, faite d'une corne de vache, et la turya, trompette également utilisée en temps de guerre.

Parmi les innombrables percussions, le tabla est le plus indispensable à toute manifestation musicale en Inde ; il se compose de deux tambours couverts de peau, sur lesquels sont tendues des lanières de cuir maintenant des éléments de bois cylindriques : le banya, joué de la main gauche, et le dayan, joué de la main droite. Le khurdak, à 2 timbales arrondies, sert uniquement à accompagner le sahnaï. Les différents tambours ­ mridanga, maddalam, pakhavaj, dhol ou dholak (à 2 faces), khol (double cône), douggi (petite timbale) ou khanjari (timbale avec cymbales métalliques) ­ sont plus fréquemment réservés à la musique populaire, de même que le damaru (en forme de sablier), le tali et le jhalra (petites cymbales). Ajoutons le nagara et le bheri, utilisés dans les temples ou en temps de guerre, le tala (gong), le chanta (cloche) et le ghatam (cruche de terre frappée avec les doigts). Différents instruments occidentaux se sont peu à peu ajoutés à ces timbres traditionnels, notamment le violon, introduit au siècle dernier par Varahapaya, ministre à Tanjavoor, mais qui n'est ni accordé ni joué de la même façon qu'en Occident ­ le musicien, accroupi, le tient entre le talon et la poitrine.

Tradition et progrès

Bien que la conception occidentale de la musique soit fort étrangère à la sensibilité indienne, il existe, un peu partout en Inde, des organismes ou des écoles où l'on peut apprendre l'harmonie, le contrepoint et les différents instruments pratiqués en Europe et en Amérique. L'école de musique de Calcutta, fondée par Philippe Sandré, est l'une des plus anciennes, et l'enseignement qu'elle dispense est celui des académies anglaises, en particulier Trinity College de Londres. Orchestres symphoniques (celui de New Delhi est l'un des premiers à avoir présenté les grands classiques de la musique européenne) et petites formations se sont plus récemment constitués parallèlement aux départements musicaux des universités, où se maintiennent les traditions de la musique indienne. Les interférences, de plus en plus nombreuses, entre les deux expressions, sont surtout limitées à la musique de film (Vanraj Bhatia, de Bombay, est l'un des grands spécialistes) et à la musique de genre, où vinas et tampuras se trouvent unis à certains instruments occidentaux. Dans un domaine plus ambitieux, le compositeur anglo-indien John Mayer (1929) a tenté d'intégrer le raga et le sitar à l'orchestre ou aux ensembles de chambre (Raga Jaijavanti, Shanta Quintet), tandis qu'en Europe Olivier Messiaen (dans la plupart de ses œuvres et spécialement la Turangalila Symphonie) et Jacques Charpentier (Études karnatiques) s'inspirent de la richesse rythmique caractéristique de la musique indienne.