réalisme

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».

Le réalisme se définit, dans les diverses esthétiques littéraires, comme la reproduction, la plus fidèle possible, de la réalité. Cette fidélité ne peut être caractérisée de manière invariante ou absolue ; elle dépend de la conception de la réalité propre à une époque et des contraintes poétiques inséparables du genre et du courant de création considérés. À la fois convention et renvoi explicite au réel, le réalisme suppose admise l'aptitude de cette convention à représenter le réel et un accord sur la définition et les formulations possibles du réel. Il définit ainsi la rencontre, sous le signe de l'assentiment aux modes de l'énoncé et aux objets de référence, de l'œuvre et du lecteur. Le réalisme porte donc en lui-même le principe de sa propre caducité.

Les esthétiques réalistes se développent à partir du xviiie s., particulièrement dans le cas du roman, par réaction contre les conventions des esthétiques néoclassiques, et contre la hiérarchie des objets de référence et des genres, issue des arts poétiques de l'Antiquité. Le réalisme qui établit la reconnaissance artistique du réel, identifié aux objets les plus communs, suppose que les éléments de ce réel puissent être repérés et distingués par leurs qualités et leurs propriétés. Il définit ainsi la représentation littéraire comme l'imitation de ces objets de référence, mais surtout comme la concordance, supposée constante et assurée, entre le mot et l'objet.

Le réalisme français

La critique considère volontiers que la littérature française offre les œuvres, théoriques et « pratiques », exemplaires du courant réaliste. Le problème du réalisme se posant toujours, plus ou moins, en terme de ressemblance, on notera d'abord le rapport privilégié que les écrivains qui se recommandent du réalisme entretiennent avec la peinture. Le réalisme pictural a ouvert la voie au réalisme littéraire. En tant que mouvement conscient et organisé, le réalisme naît de la querelle autour de Courbet et de son Enterrement à Ornans : on peut considérer comme le manifeste du réalisme la Lettre à Mme Sand de Champfleury parue dans l'Artiste le 2 septembre 1855. À une critique malveillante qui a usé du mot « réalisme » comme d'une injure (Gustave Planche contre les feuilletons de Balzac), Champfleury réplique : « Tous ceux qui apportent quelques aspirations nouvelles sont dits réalistes. On verra certainement des médecins réalistes, des chimistes réalistes, des manufacturiers réalistes, des historiens réalistes. M. Courbet est un réaliste, je suis un réaliste... » Avant le procès de Madame Bovary, la critique, même lorsqu'elle est favorable, juge de l'art en fonction d'un but éthique et social, et non proprement plastique. Or la transgression de Courbet était d'abord plastique (format, traitement de la lumière) ; elle atteignait aussi le typique par excès d'attention donnée au particulier. Le réalisme en peinture, c'est « l'accommodation sur la matérialité signifiante du tableau ». En littérature, c'est l'accommodation sur le texte. Le réalisme suppose un « pouvoir » esthétique et un système institutionnel que l'on considère inadapté, plus ou moins consciemment, à la fonction essentielle de l'art : représenter la réalité qui compte. Le réalisme mène l'offensive contre quelque chose qui se défend et qui tente de se maintenir.

Le réalisme que l'on pourrait désormais appeler « classique » reposait sur un vaste présupposé principal qui en englobait d'autres : le monde est connaissable, donc explicable, donc enseignable. Le xixe s. réaliste se veut pédagogue. Balzac explique ce que c'est qu'une faillite ou une imprimerie. Zola expliquera ce que c'est qu'une locomotive. Stendhal fait le relevé analytique des forces qui composent Verrière, afin de faire comprendre M. de Rênal et la situation de Julien Sorel. Le retour en arrière, les fiches sur les personnages, les études socio– et géopolitiques, le romancier omniscient et maître du jeu sont des éléments décisifs de ce réalisme. Il suppose que l'Histoire est lisible, que le moi est relativement simple, que le langage et l'écriture obéissent à l'intention de dire. La difficulté vient de ce que ce réalisme, en ses réalisations comme en ses théorisations, est toujours à la fois intrabourgeois et antibourgeois, sans pouvoir pourtant se découvrir un lieu historique et politique nouveau. Les intellectuels aristocrates avaient pu, rompant avec leur classe, se rallier à une bourgeoisie montante. À quoi peuvent bien se rallier les intellectuels bourgeois devant les révolutions stériles du xixe s. ? Flaubert va totaliser ces diverses difficultés : le réalisme, chez lui, ne cherchera plus à déboucher sur quelque chose, à vérifier une positivité, encore moins à légitimer une croyance ; chez Flaubert, le réalisme n'a plus d'objet (puisque celui-ci, d'intéressant, devient dérisoire) ni de projet (puisque les rêves sont morts). Quant au langage, de pratique ouverte et conquérante (voir les rêves infinis de Louis Lambert, chez Balzac), il devient pratique illusoire et creuse, en tout cas fuyante. Et pourtant, c'est là encore et à nouveau du réalisme.

Il apparaît donc que les obstacles au réalisme sont de deux sortes : des images du réel et des images littéraires qui sont dominantes dans les institutions, mais aussi dans les esprits ; un code, un arsenal de lois, de conventions, de principes que l'écrivain est censé respecter, et qui définissent le goût, la valeur, la dignité, l'intérêt. Les images dominantes n'ont pas été inventées par ceux qui les véhiculent et qui les vivent, mais ils les ont adoptées et ils les reproduisent ; ils les attendent.

Le réalisme, c'est donc toujours une pratique littéraire qui contredit les images de la culture de masse telle que l'a formée progressivement une rhétorique dominante et qui agresse les principes théorisés et manifestés par les « doctes ». Pour ce faire, il dispose de deux moyens : un nouveau vocabulaire et une nouvelle mythologie, de nouvelles nominations et de nouveaux héros. C'est bien ce qui s'est passé jusque vers 1850 – au moment où Nerval (« le Réalisme », dans les Nuits d'octobre) célèbre Dickens et les Anglais qui ont bien de la chance de pouvoir « écrire et lire du vrai ». Stendhal et Balzac avaient recouru au petit réalisme de la presse (les articles sur le quotidien à Paris, les « choses vues »), aux langages souterrains ou spécialisés (l'argot, le langage des métiers, le langage dandy, le langage de Beyle lui-même dans son Journal) et au lieu de se soumettre au réel, ils en avaient donné une image dynamique, explicative, le mettant face à lui-même dans le mouvement général d'un désir : être lu en 1935, construire la Comédie humaine. Fondamentalement, ce réalisme se définit par les lecteurs qu'il se cherche et qu'il finit pas se faire en les révélant à eux-mêmes. Mais ce réalisme a mis en place de nouvelles images dominantes, celles d'un optimisme critique que la réalité démentira. Le réalisme, dès lors, va consister à nier, à agresser les normes d'un réalisme que, curieusement, personne ne sépare plus du romantisme. Balzac et Stendhal avaient pu paraître des anti-Lamartine : on s'apercevait qu'ils relevaient de la même galaxie, mais qu'ils s'y étaient mieux pris. Dès lors, le réalisme va être la mise en cause du scientisme et du prométhéisme, du mérite et de la valeur des œuvres humaines qui avaient structuré l'effort antérieur. Si Flaubert est aisément devenu le maître à écrire et à penser de générations ultérieures, c'est que, de bonne heure, il avait été l'homme et le lieu d'un nouveau réalisme centré sur la déréalisation radicale des impératifs de certitude et de progrès que l'Histoire mettait en cause. Que vienne la crise théorique du moi et de ses lectures traditionnelles (Freud), que la dimension volontariste et historiciste de Marx cède la place à une méthodologie matérialiste qui, sous des formes diverses, définisse l'Histoire comme « un processus sans sujet ni fin », et le réalisme consistera, non plus à faire mais à défaire, non plus à repérer ce qui se fait mais ce qui se défait (ou se fait autrement). En d'autres termes, le réalisme consistera, une fois de plus, à passer d'une problématisation à une autre.

Ainsi envisagé, le réalisme en France échappe à une simple problématique du goût et du respect du public, pour entrer dans une problématique de l'expression. Proust ne choque personne : il choisit ses personnages dans les classes supérieures, mais il fait voir un aspect de la réalité que d'autres réalismes avaient négligé et, par sa propre démarche, il construit et constitue son objet, lui confère un statut de réalité en allant le chercher là où il était et où on ne le voyait pas tant qu'il n'était pas écrit.

Le réalisme à l'étranger

Les éléments constitutifs du réalisme expliquent qu'il se soit diversement développé suivant les aires culturelles et les littératures nationales. C'est une constatation courante chez les écrivains anglais et américains du xixe s. que le réalisme anglophone est limité, dans son approche du réel, par un souci de la convention : la réalité de la moyenne humaine devient moyenne morale, et se confond souvent avec une timidité de la représentation et une attention portée aux conduites recevables. Tel est le réalisme tempéré que Howells expose dans ses romans ; tel est celui que James définit par une alliance subtile de principes éthiques et de considérations esthétiques. Thackeray ne sépare pas le réalisme d'une dénonciation de la comédie sociale, tandis que George Eliot unit réalisme et analyse des mobiles psychologiques pour noter le jeu de l'avidité et de la déception, du matérialisme et de l'idéalisme. Gissing, plus naturaliste que réaliste, assimile l'intention réaliste à une description de classe : l'évocation de la pauvreté et du monde du prolétariat. Convenance ou plongée dans la misère, le réalisme est toujours marqué au coin du pessimisme qui commande la fatalité sociale et les limites anthropologiques de toute existence : Thomas Hardy donne les romans de cette double fable qui est déjà une récusation de l'objectivité réaliste. Le réalisme américain, suivant les antinomies du mouvement, est d'abord un réalisme culturel (James, Howells) avant de devenir avec Frank Norris un réalisme social et d'aboutir au naturalisme (Upton Sinclair, Theodore Dreiser). Stephen Crane fonde l'objectivité réaliste sur l'enquête sociale. Le réalisme tempéré d'Howells, réfracté par la « Genteel Tradition », donne le réalisme de la mondanité bourgeoise (Edith Wharton).

En Russie, le réalisme de Gorki, de Leonid Andreïev, caractérisé ici par une attention au banal dans des situations d'exception et là par une perception des extrêmes et des partages sociaux, a pour antécédents les œuvres de Gogol, de Tourgueniev, de Saltykov, de Pissemski, de Leskov, de Tolstoï et de Tchekhov. Le réalisme reste toujours inséparable de l'attention portée aux mouvements politiques et sociaux qui ébranlent l'empire tsariste et qui, lisibles dans tous les milieux, se résument en deux rappels dominants : servage, socialisme. Cet environnement politique aiguise l'observation des groupes, des comportements, et définit le réalisme comme une constante du roman russe de la seconde moitié du xixe s.

En Allemagne, les conditions idéologiques et politiques retardent le développement du réalisme. C'est avec Theodor Fontane que l'influence du réalisme européen devient notable, encore que l'écrivain ne montre pas les centres réels de la société, mais saisisse le quotidien et l'ensemble social par leur incidence sur les sentiments et sur les mœurs. Le réalisme trouvera un prolongement dans le naturalisme de Holz et de Gerhart Hauptmann.

Dans les littératures scandinaves, le réalisme, illustré par les romanciers danois, M. A. Goldschmidt et H. E. Schack ; sous l'influence de Georg Brandes, ce réalisme devient naturalisme avec J. P. Jacobsen et S. Schandorph, tandis qu'en Suède des romancières, Sofia von Knorring, E. Flygare-Carlén, Frederika Brenner, imposent, à travers une inspiration féministe, une esthétique réaliste.

Ce même passage d'un réalisme débutant à une esthétique naturaliste est observable en Italie ; Giuseppe Rovani et Ippolito Nievo font la transition entre roman historique et roman naturaliste, et qui aboutit au vérisme, illustré par Cesare Tronconi, Carlo Dossi, Alfredo Oriani, et, plus remarquablement, par Giovanni Verga et Luigi Capanua, dont le roman Giacinta étudie un cas pathologique d'une manière qui rappelle à la fois Flaubert, les Goncourt et Zola.

En Espagne, la comtesse Emilia Pardo Bazán, qui pratique le conte à la manière de Maupassant et cherche dans des tranches de vie le secret de la physiologie de l'organisme social, fera connaître à ses compatriotes le naturalisme français et le roman russe. Benitos Peréz Galdós, peintre de la petite bourgeoisie madrilène, évoquera les mutations de la société espagnole dans une suite de romans qui composent une vaste épopée prosaïque.

En Amérique latine, le dénominateur commun de la littérature réaliste est dans la production de romans à thèse et dans la volonté des écrivains d'user d'une technique européenne pour développer des thèmes autochtones. Dans son ensemble, le réalisme latino-américain permet aux écrivains de se dégager du romantisme, avant de déboucher sur le naturalisme, d'où sortira le roman contemporain. Il est, avec le naturalisme, le dernier courant inspiré exclusivement par la littérature européenne.

Réalisme et modernité

Pour M. de Certeau (l'Invention du quotidien, I, « Arts de faire », 1980), le roman réaliste du xixe s. trouve déjà son véritable espace moins, comme on le pense traditionnellement, dans la dynamique de l'époque (industrialisation, massification, aliénation) que dans la description de « micro-histoires », d'aventures personnelles et subjectives d'êtres et de pratiques laissés pour compte par l'aventure scientifique et culturelle moderne : « La littérature se mue en répertoire de ces pratiques dépourvues de copyright technologique. » Le réalisme ne rend donc compte que d'une partie du réel, celle qui est promise au moins d'avenir. Il va rejoindre par là (ou annoncer) le folklore (et la littérature ethnologique) et la psychanalyse (les Krankengeschichte, les « histoires de malades » de Freud) – qui rétablissent le discours de ce qui n'a plus ni langage ni lieu propre. On comprend donc l'intérêt que ceux qui voient plus haut et plus loin (Balzac, Zola) portent à la science de leur temps et leur tentative d'intégrer leur œuvre à une structure scientifique (la Comédie humaine : Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire ; les Rougon-Macquart : la biologie naissante). Au xxe siècle plus encore, le portrait du monde apparaît comme une entreprise utopique et l'encyclopédie du réel a cessé d'apparaître traduisible dans un lexique. Les choses sont intrinsèquement multiples et appellent des descripteurs spécifiques. L'encyclopédie n'est plus le cercle commun du savoir, mais la bibliothèque des réseaux qui cadastrent le commun des jours. Cette perdition assurée des signes, qui a conduit à tenir la littérature pour parente de quelque autonomie et vacuité du signifiant, interdit toute adhésion simple au monde et au langage ; elle exclut l'œuvre assertorique et généralise l'évidence de la modernité : il n'y a plus l'écrivain et le monde, mais l'écrivain seul, non par quelque malédiction, mais parce qu'il n'y a plus rien à dire du monde, dans l'ordre des vérités de fait.

En ce sens, le relevé moderne des langages permet de revenir au langage comme acte et topologie. La réappropriation littéraire des langages assure paradoxalement un retour au réel, en ce que ce réel appelle toujours la singularité des signes. Cette représentation, qui est acte de présentation, devient manière de couvrir le réel de façon ponctuelle et constante, hors d'un langage véritablement partagé. Elle prête à la lettre l'évidence de l'objet.

Pour en savoir plus, voir les articles réalisme, réalisme [peinture].