ethnologie

Étude scientifique et systématique des sociétés dans l'ensemble de leurs manifestations linguistiques, coutumières, politiques, religieuses et économiques, comme dans leur histoire particulière.

Le mot ethnologie est synonyme, en France, d'anthropologie sociale et culturelle – discipline elle-même très proche de la sociologie.

La naissance d'une discipline scientifique

L'ethnologie est le résultat d'une préoccupation à la fois morale et théorique du xviiie  siècle européen. L'espèce humaine est alors enfin reconnue comme pouvant faire l'objet d'une histoire naturelle qui expliquerait aussi bien l'apparition de l'homme que les causes et les formes de l'évolution des sociétés. D'abord consacrées à l'identification de vestiges paléontologiques et archéologiques de sociétés disparues, les recherches deviennent progressivement, au cours du xixe s., des enquêtes de terrain auprès de populations vivantes. Ce travail n'exclut cependant pas de vastes ambitions descriptives et comparatives, qui aboutissent à l'élaboration d'un ensemble de théories souvent très spéculatives. Aujourd'hui, l'ethnologie apparaît comme une branche ou une méthode de l'anthropologie.

Il existe une préhistoire du sentiment ethnologique, une préhistoire mondiale d'ailleurs, puisque la curiosité pour des populations « autres » et différentes de la sienne n'est pas l'apanage de la seule Antiquité grecque, avec les Histoires d'Hérodote au ve s. avant J.-C. Arabes, Indiens, Chinois ont rédigé, eux aussi, de nombreux récits de voyages et des descriptions ethnologiques avant la lettre. Cependant, c'est la tradition occidentale qui reste le point de repère fondateur de la discipline, telle qu'on la connaît et qu'on la pratique aujourd'hui.

Les premières théories

Pendant tout le xixe s., l'ethnologie reste une discipline de synthèse, fondée sur une information de seconde main. Il lui est très difficile de se séparer des influences théoriques qui inspirent l'anthropologie physique et même la paléontologie. L'esprit du temps favorise le succès des théories évolutionnistes : elles semblent d'ailleurs confirmer la tâche civilisatrice des grandes nations qui se lancent dans les conquêtes coloniales et qui affirment la suprématie des sociétés (et, pour certains, des races) blanches et de la révolution industrielle. Les sociétés dites « primitives » apparaissent, de ce fait, comme des ancêtres naturels des sociétés contemporaines qui n'auraient pas évolué.

Cet évolutionnisme est unilinéaire, c'est-à-dire qu'il conçoit l'histoire des cultures comme une succession de stades nécessaires qui les font passer d'un degré inférieur à un degré supérieur. L'Américain Lewis H. Morgan aboutit ainsi à cette conclusion que les corrélations entre formes de parenté, formes de production et formes de conscience sociale permettent de définir trois grands stades : la sauvagerie, la barbarie et la civilisation. Le Britannique Edward B. Tylor pratique un comparatisme plus large, ce qui le conduit à définir la culture comme un tout : « Dans son sens ethnographique le plus large, le terme de culture ou civilisation désigne ce tout complexe qui comprend à la fois le savoir, les croyances, les arts, la morale, les lois, les coutumes ou toute autre faculté ou habitude acquise par l'être humain en tant que membre d'une société. » Mais les coutumes ne seraient que des survivances que le « processus civilisateur » doit faire disparaître.

Vers la fin du xixe s., le développement de l'histoire culturelle remet en cause les évidences de l'explication évolutionniste. L'interprétation diffusionniste donne l'impression de mieux prendre en considération les particularités ethnographiques, mais l'imagination spéculative des ethnologues comble allègrement les lacunes de l'information. Ce sont les phénomènes de contact de groupes humains, d'emprunt d'objets, de diffusion de croyances ou d'éléments de morale qui permettent de construire des aires ou des cercles culturels. Cette école se révèle très dogmatique et présente de nombreux défauts : atomisation des ensembles, identifications formelles ou hypothétiques, recherche à tout prix de foyers uniques de diffusion.

La plus connue de ces tendances est la Kulturkreislehre austro-allemande. Le géographe Friedrich Ratzel entreprend ainsi d'établir une chronologie des processus de diffusion, grâce à une évaluation quantitative du nombre de traits culturels par rapport à leur lieu d'origine. C'est un de ses élèves, Leo Frobenius, qui va définir le « cercle culturel », notamment à partir de matériaux africains. Alors que Fritz R. Graebner se spécialise sur l'Océanie, son disciple, le jésuite Wilhelm Schmidt, s'efforce de retracer le tableau universel du développement culturel, tout en en recherchant la strate la plus ancienne : les Pygmées constitueraient ainsi un stock archaïque de l'humanité.

De son côté, l'ethnographe allemand Adolf Bastian formule l'hypothèse qu'il existe des idées élémentaires et que celles-ci, en se combinant d'une certaine façon, suscitent le progrès : ainsi, l'Égypte pharaonique serait la base du processus civilisateur qui se serait imposé progressivement aux sociétés voisines. On retrouve la trace d'idées semblables aux États-Unis. Toutefois, l'histoire culturelle de Franz Boas est plus complexe à cause de sa grande pratique de l'enquête sur le terrain. Les notions de « noyau culturel » et de « variabilité », élaborées à partir du cas des Indiens de la côte nord-ouest de l'Amérique, s'articulent à des hypothèses psychosociales pour déboucher ensuite sur les prémisses du culturalisme anthropologique.

Mais l'invention de l'ethnologie de terrain, d'une part, et, d'autre part, la théorisation d'une anthropologie fonctionnelle par Bronisław Malinowski signalent, après la Première Guerre mondiale, la naissance d'une nouvelle discipline, l'« anthropologie sociale ». Celle-ci tourne le dos aux reconstructions grandioses du passé pour se contenter d'observer les comportements du présent.

Les débuts de l'ethnologie française

L'ethnologie française suit une voie originale. Les fondateurs de la sociologie, comme Émile Durkheim, Célestin Bouglé, Lucien Lévy-Bruhl et surtout Marcel Mauss, s'intéressent de très près aux sociétés primitives et notamment à leurs caractères sociaux et religieux. Ainsi, Durkheim va écrire le Totémisme (1900) et les Structures matrimoniales des Australiens (1904), Bouglé le Régime des castes (1908), Lévy-Bruhl les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures (1910) et la Mentalité primitive (1922). Mais c'est Marcel Mauss qui est le véritable père fondateur de l'ethnologie, avec son Esquisse d'une théorie de la magie (1903), son étude sur les Variations saisonnières dans les sociétés eskimos (1904) et l'Essai sur le don, forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques (1925).

Pour tous ces théoriciens (même Mauss ne fait pas de terrain), l'ethnologie, discipline comparative par excellence, est plutôt une branche de la sociologie. Elle ne devient autonome qu'à partir du moment où l'étude sur le terrain est reconnue comme indispensable. La curiosité ethnographique, spontanée ou obligatoire, des administrateurs coloniaux ou des missionnaires (ainsi l'œuvre de Maurice Leenhardt consacrée à la Nouvelle-Calédonie) contribue dans la première moitié du xxe s. à cette transformation. Mais c'est surtout la célèbre expédition Dakar-Djibouti (1931-1933), organisée par Marcel Griaule, qui ouvre la voie à une recherche collective de longue haleine sur les Dogons du Soudan français (le Mali actuel). Le thème des représentations du monde l'emporte, que ce soit chez Griaule lui-même (Masques dogons, 1938 ; Dieu d'Eau, 1949) ou chez Michel Leiris (la Langue secrète des Dogons de Sanga, 1948), alors que Denise Paulme décrit l'Organisation sociale chez les Dogons (1940).

Un tournant se dessine à la fin des années 1940. Georges Balandier emploie l'expression de « sociologie actuelle », dont le contenu est une adaptation de certaines des orientations de l'anthropologie sociale britannique, notamment la préoccupation du changement. Pour sa part, Claude Lévi-Strauss définit dès 1949 le projet d'une anthropologie structurale en affirmant que « l'ethnologue consacre principalement son analyse aux éléments inconscients de la vie sociale ».

L'ethnologie a enfin droit de cité en tant que telle, mais c'est pour se trouver soumise d'emblée aux influences des anthropologies anglo-saxonnes. Une période d'ambiguïté sémantique commence (ethnologie, anthropologie, sociologie ?), dont la discipline n'est pas encore vraiment sortie.

Spécialisations et technologies

La diversité des activités et des comportements humains, la pluralité des sociétés et des cultures ont fasciné les ethnologues, dont la première tâche fut d'élaborer une grille de lecture ordonnée et logique pour organiser leurs descriptions et leurs explications. C'est pourquoi l'ethnologie prend si facilement l'aspect d'un ensemble de thèmes fondés sur des questions théoriques particulières. L'importance accordée à chacun de ces domaines a évolué depuis la fondation de la discipline, et l'insertion de plus en plus visible de l'ethnologie dans l'anthropologie l'a conduite à privilégier certains d'entre eux, comme celui des systèmes symboliques.

À ses débuts, l'ethnologie a placé au premier plan le langage, à la fois signe et instrument de la construction sociale et culturelle et moyen de sa diffusion et de sa conservation. Des anthropologues de la première heure, comme Malinowski et Boas, étaient aussi des linguistes compétents. Pourtant, l'image qui reste la plus forte est celle de la vie matérielle et des objets rapportés par les ethnologues. L'analyse des manières de faire et de fabriquer, des moyens de transformation de la nature, les techniques du corps humain lui-même vont constituer le champ de la technologie culturelle, alimentée par ailleurs par les démarches et les résultats de l'archéologie préhistorique : André Leroi-Gourhan fournit un excellent exemple de cet effort de synthèse entre l'ethnologie et cette discipline particulière.

Les grands domaines

Trois grands axes servent de fondement aux dynamiques de la réflexion théorique : la parenté et l'organisation sociale ; la religion, les modes de pensée et de représentation ; l'armature juridique et politique de l'ordre social.

Chaque champ permet de situer les sociétés étudiées à distance du progrès occidental : la simplicité technologique n'a rien à voir avec la révolution industrielle, les modèles familiaux sont aux antipodes des vertus bourgeoises du xixe s., les systèmes de valeurs comme les logiques mentales semblent confirmer la supériorité intrinsèque de la rationalité cartésienne, enfin le juridique et le politique prouvent que leur création est bien le résultat d'une liberté et d'une individualité uniques.

Ces domaines vont tous devenir des sous-disciplines à part entière, mais ils ne sont pas de même nature que les spécialisations ethnoscientifiques résultant d'une pratique pluridisciplinaire comme l'ethnolinguistique, l'ethnobotanique, l'ethnozoologie ou même l'ethnomusicologie. Plus ambiguës sont les disciplines issues des pratiques comme l'ethnomédecine ou l'ethnopsychiatrie, dans la mesure où elles décrivent des systèmes que nous classons dans l'ordre biomédical, ce qui n'est manifestement pas le cas dans les sociétés étudiées par les ethnologues. Il convient enfin de mentionner les domaines artistiques et esthétiques, les fameux arts « primitifs », dits aujourd'hui premiers.

Viennent enfin les spécialisations par aires géographiques et culturelles. À ses débuts, l'ethnologie présentait une vision hétéroclite des exemples traités, bien qu'elle insistât sur le comparatisme d'un trait culturel ou d'une institution : son approche compilatoire et livresque des phénomènes en est certainement la raison. Le passage à l'enquête de terrain de longue durée a obligé les ethnologues à affiner leur méthodologie de collecte et de vérification des données et, par conséquent, à renverser leur perspective en se spécialisant d'abord sur une seule société, puis éventuellement sur un thème. Ce phénomène explique la multiplication des monographies ethnographiques à partir de l'entre-deux-guerres sur une ethnie ou un ensemble culturel relativement circonscrit.

Les technologies culturelles

L'inventaire des technologies est une œuvre de longue haleine. L'existence de musées d'ethnologie ou d'arts populaires richement pourvus ne doit pas masquer la complexité ni l'actualité de la recherche dans ce domaine : le patrimoine ethnologique en France permet l'étude des métiers qui disparaissent afin d'aider à la revalorisation de techniques trop vite délaissées. Les technologies ne sont pas seulement le résultat d'une association particulière entre une matière, des outils et des agents. Il faut compléter cette première approche par l'examen des ressources naturelles (les milieux et leurs modifications), par l'élucidation des contextes sociaux et culturels (par exemple, l'origine religieuse de certaines prescriptions alimentaires), enfin par le rappel des impératifs politiques ou économiques (le pouvoir est souvent la cause d'innovations technologiques). C'est pourquoi la technologie culturelle s'intègre aux modes de production, de consommation, d'échange, de distribution, ou de destruction (les arts de la guerre reposent sur l'ensemble des autres performances techniques). Il s'agit donc d'un domaine particulièrement dynamique, contrairement à l'image statique qu'inspirent les outils et les objets figés dans les vitrines des musées.

L'approche archéologique et historique remonte aux périodes préhistoriques et construit des séquences techniques. Ainsi, L.H. Morgan avait identifié dans la Société archaïque (1877) des niveaux techniques spécifiques selon le stade de l'évolution (la barbarie serait allée de pair avec l'invention de la poterie, la domestication des animaux dans l'Ancien Monde, la découverte du maïs sur le continent américain et enfin la métallurgie du fer). On retrouvera cette perspective évolutionniste chez d'autres anthropologues américains. La lecture de l'histoire de l'humanité en termes de progrès et de mutations technologiques donne ainsi d'emblée un sens social global à ce qui pouvait paraître un phénomène simplement utilitaire ou fonctionnel.

La tradition française se veut plus analytique et systématique. Si Mauss accorde une place assez importante à la technologie (un tiers de son manuel lui est consacré), il met l'accent sur les techniques du corps. L'étude de l'utilisation du corps, de l'accouchement à la natation, des actes du travail aux mouvements purement ludiques, ouvre un champ véritablement ethnologique à la perception des techniques. Ensuite, Leroi-Gourhan est de ceux qui donnent à la technologie culturelle un statut quasi autonome d'histoire naturelle. Des typologies fines vont permettre de distinguer les moyens élémentaires de l'action sur la matière, les techniques de fabrication (selon la matière première), les techniques d'acquisition (élevage, pêche, agriculture), les transports et enfin les techniques de consommation (habitation, vêtement, alimentation). Malgré la spécialisation qui affecte cette branche de l'ethnologie, elle reste indispensable dans l'élaboration des théories qui prennent en compte la modernisation des technologies et leurs effets sur les cultures en changement.

De la structure familiale à l'organisation sociale

La parenté et plus généralement l'organisation sociale restent historiquement le cœur de la discipline. C'est encore à L.H. Morgan que l'on doit les fondements de son étude comparative (Systèmes de consanguinité et d'alliance de la famille humaine, 1871).

Les systèmes de parenté

Au cours de son enquête chez les Iroquois, Morgan découvre que les termes de parenté constituent des systèmes ;  il va ainsi distinguer les terminologies descriptives des terminologies classificatoires. Les premières recourent à quelques termes spécifiques pour les parents des premier et deuxième degrés, les parents plus éloignés étant désignés par des expressions composées (« frère de la mère », « fille de la sœur du père », etc.). Les secondes peuvent identifier dans la même catégorie des parents de génération et de sexe différents. Malgré les présupposés évolutionnistes de l'analyse de Morgan, ce thème va devenir le fondement des théories fonctionnalistes et structuralistes. Les ethnologues britanniques Meyer Fortes, A.R. Radcliffe-Brown ou Edmund Leach vont en détailler très précisément les mécanismes dans les années 1930-1960. L'œuvre fondatrice du structuralisme de Claude Lévi-Strauss s'intitule les Structures élémentaires de la parenté (1949). Comme le rappelle l'auteur dans la conclusion, «  il n'y a que trois structures élémentaires de parenté possibles ; ces trois structures se construisent à l'aide de deux formes d'échange, dépendant elles-mêmes d'un seul caractère différentiel ». Et ce caractère peut lui-même se résumer en une seule question : « Quel est le rapport entre la règle de résidence et la règle de filiation ? » L'objectif de la parenté et du mariage, une fois la prohibition de l'inceste admise et imposée, est tout simplement d'intégrer les « familles biologiques au sein du groupe social ». La complexité des données et les jeux entre terminologies, règles et pratiques conduiront successivement à l'enquête quantitative (ainsi l'étude de M.J. Meggit sur les Mae Enga de la Nouvelle-Guinée, 1965), à la formalisation mathématique et aux modèles informatiques (Françoise Héritier, l'Exercice de la parenté, 1981).

Certes, la parenté ne peut prétendre expliquer toute l'organisation sociale. Les défauts intrinsèques à ce type d'approche purement empirique ou au contraire trop formelle ont pu isoler ce domaine des autres réalités, historiques, économiques et culturelles. Les prétentions marxistes à traiter la parenté à la fois comme une infrastructure et une superstructure (M. Godelier), ou comme une communauté de reproduction domestique, à la fois démographique, économique et sociale (Cl. Meillassoux), ont pu redonner un sens dynamique à ce qui paraît parfois comme un jeu stratégique. C'est dire que la parenté reste un peu comme l'inconscient de l'ethnologie.

Religions, représentations et croyances

Le deuxième thème fondateur de l'ethnologie est probablement le plus ambigu, puisqu'il porte sur l'essence même de toute société, c'est-à-dire sur l'idée et l'image qu'elle se fait d'elle-même et de l'univers qui l'entoure, de son origine et de son destin. Le sentiment chrétien, en tout cas déiste (puis idéaliste sur le plan philosophique), va servir pendant longtemps d'instrument de mesure du degré d'humanité des sociétés primitives. Les théories sociologiques et ethnologiques des xixe  et xxe s. trouvent dans l'idéologie, les représentations collectives ou encore le sacré le moteur de toute organisation sociale digne de ce nom. Ainsi, même pour Mauss, titulaire de la chaire d'« histoire des religions des peuples non civilisés » à partir de 1901, les sociétés extra-européennes sont par excellence celles de l'Homo religiosus.

Malgré la nature particulière des premières sociétés étudiées, l'ethnologie religieuse s'est aussi consacrée au fonctionnement des grandes religions universelles, à leurs effets d'acculturation et aux nouvelles formes de croyance et d'organisation qui ont pu en découler : les phénomènes de syncrétisme, de messianisme, de millénarisme et de prophétisme semblaient confirmer l'évidence de la vitalité religieuse propre à certaines situations culturelles ou même politiques (en témoignent les travaux sur l'Afrique noire ou l'Amérique du Sud, à partir des années 1950, de Roger Bastide et de Georges Balandier).

L'ethnologie s'est d'abord spécialisée dans les religions et les croyances propres à chaque culture, à chaque ethnie, à chaque groupe, d'où un impressionnant panorama ethnographique qui a donné lieu à des typologies. Mauss distinguait ainsi le sacré, la magie et la divination, et enfin les superstitions. Depuis les années 1950, une nouvelle démarche s'est progressivement imposée. La religion comme institution sociale cède la place aux systèmes de représentation et d'interprétation du monde naturel et humain. Le sacré, la sorcellerie, la notion de personne, plus abstraitement encore la pensée sauvage (Cl. Lévi-Strauss) ou l'« idéo-logique » (Marc Augé) participent d'une anthropologie du symbolique qui dissout de fait l'ethnologie religieuse, puisque les croyances en des dieux et au surnaturel ne manifestent que l'aspect particulier de propriétés plus générales – comme le soulignent aussi les travaux d'Edmund Leach, de Mary Douglas ou de Clifford Geertz dans l'anthropologie anglo-saxonne.

Mais l'ethnologie religieuse se penche aussi sur les sociétés occidentales. Abandonnant la vision folklorique des superstitions « païennes », elle a pris au sérieux la religiosité populaire ainsi que les nouveaux cultes sectaires d'origine plus ou moins « exotique ». Les crises sociales actuelles ont incontestablement une résonance planétaire et suscitent un renouveau des croyances : l'ethnologie religieuse l'a bien compris.

L'ordre, le droit et la politique

Dès ses origines, la réflexion ethnologique a posé la question de l'ordre social, c'est-à-dire du règlement des disputes et des conflits. L'ethnocentrisme juridique des sociétés occidentales du xixe s. a conduit à s'interroger sur les conditions de création du droit dans des sociétés qui ignoraient, semble-t-il, la distinction entre les domaines public et privé. Pour sir Henry Maine (Ancient Law [« la Loi ancienne »], 1871), il faut atteindre le stade de la « société territoriale » puis l'« époque des codes » pour voir apparaître une autonomie du droit.

Ce sont les problèmes mêmes du contrôle social, de la logique politique, qui assurent la cohésion des groupes et des hiérarchies, qui imposent une lecture juridique des phénomènes sociaux. La vie la plus quotidienne (les droits et devoirs du champ de la parenté), les inégalités naturelles et leurs contradictions (comment faire respecter les prérogatives de tous ou de certains membres du groupe), les rituels religieux et les enjeux du pouvoir (comment obtenir et faire respecter l'adhésion et l'obéissance à des règles) sont autant de domaines où s'élaborent la perpétuation des sociétés, des cultures et, par conséquent, les réglementations (prescriptions, médiations, interdictions), le droit en tant qu'habitude, tradition et mémoire.

Jusque dans les années 1930, l'ethnologie juridique recouvre le champ de l'organisation sociale tout entière. Mais une transformation notable apparaît avec les méthodes d'une observation participante : le droit ne peut plus être conçu comme le moteur de la société et le seul garant de la tradition. Malinowski explique, dans Crime et tradition dans les sociétés sauvages (1926), que la loi est une fonction et que par conséquent toute réalité sociologique ou tout mécanisme culturel peut se retrouver dans le droit.

L'ethnologie juridique cède alors la place à une anthropologie politique : le pouvoir, l'État, la loi et l'ordre, la stabilité et le changement (y compris celui que provoque l'acculturation juridique née de l'introduction coloniale de législations occidentales) deviennent les objectifs d'une recherche plus globale. L'ethnologie juridique a trop souvent donné l'impression d'une spécialisation ethnocentrique (la société civile, c'est peut-être le droit mais surtout la civilisation) et sa mutation en une anthropologie n'est pas seulement affaire de terminologie.

L'économie

La préoccupation la plus tardivement manifestée porte sur le champ de l'économie. Certes Boas avait dès 1897 décrit le potlatch, cérémonie ostentatoire et destructrice de biens accumulés, typique des tribus indiennes de la côte nord-ouest de l'Amérique. De même, Malinowski expliquait le fonctionnement du cercle du kula, véritable circuit d'échanges maritimes et internationaux. Mauss se servira de ces travaux pour élaborer sa théorie du don et du contre-don. Ce sont d'abord des phénomènes d'échange, de consommation rituelle ou sociale qui sollicitent les ethnologues, car ils semblent relever d'une mentalité pré- ou antiéconomique.

Les ethnologues cherchent aussi à expliquer les conditions de production des biens et des objets qu'ils recueillent. L'organisation sociale, la division sexuelle du travail, les conceptions de l'accumulation et de la redistribution (le rôle de la monnaie, par exemple) sont des réalités quotidiennes trop évidentes pour qu'on puisse les passer sous silence. En Allemagne (Richard Thurnwald), en Grande-Bretagne (Raymond Firth), aux États-Unis (Melville Herskovits), l'étude des économies primitives d'Océanie, d'Afrique noire ou d'Amérique devient le thème d'une anthropologie qui sera qualifiée d'« économique » après 1950.

On a encore pu parler d'« ethnologie économique » dans les années 1960 en France (Pierre Bessaignet, Jean Poirier), mais l'investissement de ce thème par les théoriciens marxistes a confirmé l'usage d'« anthropologie », même si la filiation avec les conceptions du phénomène social total de Mauss reste entière.

Langage, langues et ethnolinguistique

Il est possible de considérer l'ethnologie – et a fortiori l'anthropologie d'aujourd'hui – comme un produit de la réflexion sur le langage humain. Les nombreuses théories portant sur les distinctions entre nature et culture, animalité et humanité, et bien entendu entre culture primitive et culture civilisée finissent toutes par placer l'aptitude au langage, l'interprétation symbolique du monde, la transmission de l'expérience humaine, au cœur même de la mécanique sociale. Cette perception des sociétés se comprend d'autant mieux que, si l'histoire de l'humanité renvoie à la révolution scripturale, c'est cependant l'oralité qui gouverne la très grande majorité des peuples actuels et qui a produit les cultures dont l'ethnologie s'est faite la spécialiste. D'où des méthodes spécifiques de relevé des informations et la mise au point de techniques proprement linguistiques pour comprendre et transcrire tant de langues non écrites.

Au xixe s., les effets des théories reliant races et langues, niveau de développement culturel et niveau de complexité linguistique ont pu interdire de prendre ces langues au sérieux. Pendant longtemps, ce sont des amateurs, des missionnaires, des militaires, des administrateurs qui ont conduit le travail de collecte linguistique de base, avec toutes les erreurs qui ne pouvaient manquer de s'y glisser. L'intérêt porté par Boas ou Malinowski aux textes de première main, par suite de la perspective culturelle ou fonctionnelle de leur analyse, a poussé de nombreux ethnologues à devenir des linguistes compétents. Certains d'entre eux, dont l'Américain Edward Sapir, spécialiste des langues indiennes, définissent le langage comme un mode de classification de l'expérience où la langue est un objet culturel en soi.

L'« ethnolinguistique » replace la langue dans la culture et compare ses usages culturels et sociaux, comme l'ethnologie le fait ordinairement pour n'importe quelle institution ou pratique.

Disciplines nouvelles, terrains nouveaux

Le domaine préféré des ethnologues est cependant celui des conceptions du monde, des modes de réflexion et de pensée, de l'interprétation des réalités naturelles et humaines, de ce que d'aucuns appellent les « mentalités ». Le domaine des savoirs portant sur l'univers matériel et immatériel des sociétés étudiées par les ethnologues est immense, et il est normal que le découpage des sciences occidentales de la nature ne corresponde que fort peu à leurs manières de classer et d'expliquer.

C'est pourquoi des disciplines à la fois ethnologiques et scientifiques se sont développées. Elles cherchent à rendre compte dans leur contexte propre des savoirs « spontanés » ou élaborés. Si J.W. Harshberger utilise le terme d'« ethnobotanique » dès 1895, c'est l'Américain George P. Murdock qui forgera celui d'« ethnoscience » en 1950.

Les ethnosciences

On peut distinguer les explications qui privilégient les mécanismes opératoires et sémantiques de définition et de compréhension de la réalité et celles qui insistent plutôt sur les attitudes pratiques et utilitaristes. Dans la première tradition, l'ethnoscience devient une herméneutique symbolique qui se contente de repérer les significations données au monde. Selon la seconde, ce sont les rapports dialectiques entre les contraintes et les innovations, les expériences de désignation concrète, qui fondent les concepts analytiques ou pragmatiques. Les traditions positivistes des sciences naturelles se reconnaissent plutôt dans cette seconde approche, encore que la seule collecte de vocabulaires spécialisés puisse justifier, entre autres, l'existence d'une ethnobotanique, d'une ethnozoologie ou d'une ethnoastronomie.

Aujourd'hui, un grand thème domine la recherche ethnoscientifique : celui du corps humain, de ses maladies (somatiques et psychiques) et des thérapeutiques. L'interprétation proprement ethnologique des « maladies primitives » (ethnomédecine) remonte aux travaux de W.H. Rivers, qui, dans Médecine, magie et religion (1924), explique que le traitement des maladies est fonction des systèmes de croyances et des modalités de l'organisation sociale. Il distingue les aspects « magiques » (l'homme manipule l'univers) des aspects « religieux » (le rôle d'un pouvoir surnaturel). Mais le comparatisme généralisé finit par se transformer en un relativisme culturel absolu. Pourtant les travaux, entre autres, de sir Edward Evans-Pritchard (Sorcellerie, oracles et magie chez les Azandé, 1937) confirment que les pratiques de guérison débordent largement le seul cadre de la maladie et qu'elles renvoient au contrôle de l'ensemble du champ social et culturel. C'est pourquoi à son tour l'ethnomédecine cède la place à une anthropologie de la maladie, alors que l'anthropologie médicale se concentre sur les pratiques de santé en tant que telles.

L'intérêt pour les maladies mentales produira sur le même modèle une ethnopsychiatrie. La psychanalyse, en revanche, subira un destin tout différent : la tradition sociologique française l'ignore, alors que Malinowski critique Freud de manière radicale. Cependant, aux États-Unis, une école (Culture et personnalité) se mettra en place autour des préoccupations psychanalytiques dans les années 1930.

Les ethnoarts

Il a fallu un certain temps pour que disparaissent les préventions esthétiques à l'encontre d'un art « primitif ». Les révolutions picturales et musicales européennes de la fin du xixe s. et du début du xxe s.ont contribué à cette valorisation. Mais c'est l'ethnologie elle-même qui a d'abord dû dépasser les typologies techniques (peinture, sculpture, architecture, musique, danse) pour prendre en considération les usages réels de la production artistique, les liens entre contextes sociaux, codes culturels et mécanismes cognitifs et techniques (façonnages, formes, couleurs, etc.). C'est probablement Boas qui, le premier, a traité ce thème en tant que tel (l'Art primitif, 1927). L'ethnologie reste néanmoins partagée entre un fonctionnalisme d'inspiration muséographique (l'objet d'art est celui qui est utile socialement et culturellement) et un esthétisme aux principes d'ailleurs variables (le patrimoine ne peut être qu'éternel et transculturel, ou, au contraire, ne peut être que simple, parce que « sauvage » et « naturel »). Le refus des distinctions entre arts mineurs (domestiques et quotidiens) et arts majeurs (aux significations fondatrices), l'intérêt porté aux artistes et aux pratiques de la fabrication ou de la « commande » suggèrent une modification de l'ethnologie qui ne serait ni une technologie ni un répertoire des formes et des valeurs artistiques.

L'enregistrement de l'image et surtout du son a largement contribué à perfectionner ces analyses. Tout particulièrement celles de l'ethnomusicologie, qui décrit à la fois les instruments (organologie) et les musiques (non transcrites et aux principes originaux). Le recours quasi systématique au chant, à la gestuelle et à la musique pour accompagner le déroulement quotidien ou exceptionnel de la vie sociale ouvre un champ immense à une discipline qui se place au cœur même de l'ethnologie. La mode des musiques traditionnelles, la transformation de ces dernières en spectacles font cependant évoluer ces musiques, qui tendent à s'éloigner des traditions ethniques.

Territoires et approches

Chacune des grandes régions géographiques du monde possède son histoire ethnologique propre, ses thématiques, ses traditions, voire ses spécialités, empiriques ou théoriques : les systèmes politiques africains, les terminologies australiennes de parenté, le chamanisme asiatique, le potlatch amérindien , etc. Les orientations diffusionnistes puis culturalistes ont conduit à déterminer des aires culturelles et, aujourd'hui encore, on peut distinguer les ethnologies américaniste, africaniste ou encore océaniste.

Le continent américain

L'ethnologie amérindienne est née de la réflexion littéraire, philosophique et encyclopédique qui a suivi l'exploration puis l'exploitation du Nouveau Monde. La création de sociétés savantes, la mise sur pied d'une ethnologie appliquée puis fondamentale expliquent tout naturellement la place prépondérante prise par les populations vivant de la cueillette, de la pêche et de la chasse dans la thématique de fondateurs comme Morgan ou Boas. La relégation dans des réserves des groupes indiens résiduels peut expliquer partiellement l'évolution vers une anthropologie culturelle. C'est pourquoi la classification de ces sociétés est toujours un objectif mobilisateur de l'ethnologie amérindienne.

L'ethnologie de l'Amérique latine est plus tardive. Des distinctions importantes séparent les sociétés réduites et isolées de chasseurs-cueilleurs du bassin amazonien des populations des Andes ou du Mexique, qui forment aujourd'hui l'essentiel des paysanneries nationales. Dans les premières, la théorie ethnologique s'obstine à rechercher les modèles originels de toute société ; les secondes ont provoqué des reconstitutions archéologiques et ont suscité un intérêt pour le changement et pour les formes communautaires paysannes.

L'Afrique

L'ethnologie africaniste ne s'est vraiment développée qu'au cours du xxe s. Cela tient tout d'abord à la chronologie de la conquête coloniale du continent noir. Seuls les Britanniques et les Français lui ont accordé quelque intérêt, la fin de la colonisation allemande après 1918 ayant fortement limité les recherches germaniques de terrain, pourtant prometteuses. Deux grandes aires culturelles ont monopolisé les recherches : l'Afrique occidentale d'une part, l'Afrique centrale et bantoue d'autre part.

Les thèmes dominants sont le politique, car il existe d'anciennes et vastes sociétés à États, le religieux (y compris l'islam) et enfin l'économique à cause de l'existence d'aires économiques « internationales ». Mais c'est la parenté et l'organisation villageoise qui restent la base de la plupart des enquêtes. En Afrique du Nord, le contexte colonial tout autant que les préjugés des études orientalistes n'ont pas trop limité l'intérêt ethnographique : les études entreprises ont fourni des résultats significatifs sur la tribu, les sociétés segmentaires, le fonctionnement juridique et politique (avec Jacques Berque notamment) ou l'islam confrérique.

L'Asie

Le continent asiatique reste paradoxalement, y compris dans son prolongement moyen-oriental, le moins bien couvert par l'ethnologie. L'importance des cultures écrites, de traditions religieuses lettrées aux théologies savantes (islam, bouddhisme, hindouisme, confucianisme), la domination, encore forte aujourd'hui, de la tradition orientaliste, surtout textuelle, philologique et culturelle, enfin l'existence de nombreux États fermés à la curiosité ethnographique (qu'elle soit étrangère ou nationale) pour des raisons religieuses et culturelles (pays arabes) ou politiques et idéologiques (républiques d'Asie centrale, Chine) ont été autant de facteurs qui ont pu retarder, voire interdire, le développement d'enquêtes empiriques.

La seule exception notable est l'Inde, où l'ethnologie appliquée d'origine britannique a donné, dès la seconde moitié du xixe s., la mesure de ses compétences et de ses ambitions. Une riche tradition indienne d'anthropologie sociale se développe aujourd'hui autour des thématiques classiques de l'organisation sociale (castes et tribus) et des hiérarchies politiques, modernisant la démarche trop descriptive et monographique imposée par les Britanniques.

L'Océanie

Par la diversité de ses cultures, l'Océanie explique l'attrait ancien qu'elle a exercée en Europe, dont elle est pourtant si éloignée : elle reste un des lieux de naissance du mythe du « bon sauvage », mais aussi de l'ethnologie de terrain. C'est en effet au cours de l'expédition de 1898 aux îles du détroit de Torres, à laquelle participent Charles C. Seligman et William H. Rivers, que ce dernier met au point sa méthode généalogique d'analyse de la parenté, et c'est lors de son séjour aux îles Trobriand que Malinowski « invente » l'observation participante. L'Australie servira de source d'inspiration aux grandes théories de la parenté ou du totémisme, tout comme la Mélanésie provoquera de nombreuses études d'ethnologie puis d'anthropologie économique (sir Raymond William Firth). Il est évident que les travaux de chercheurs comme Margaret Mead, Gregory Bateson, Maurice Leenhardt, Jean Guiart, puis Marshall D. Sahlins et Maurice Godelier ont joué un rôle décisif dans l'orientation de l'ethnologie, et c'est peut-être à la fréquentation des terrains océaniens que ces travaux doivent leur qualité et leur importance.

L'Europe

L'ethnologie de l'Europe est celle qui connaît l'histoire la plus complexe, tant pour des raisons de tradition intellectuelle (telle la marginalisation du folklore ou des arts et traditions populaires en France) que d'idéologie politique, voire de structure étatique (la place des minorités, par exemple). L'étude systématique des cultures populaires, rurales comme urbaines, et des cultures savantes a permis d'identifier des traditions que l'on s'est mis à exposer – des musées d'« Arts et Traditions populaires » aux « écomusées ». D'abord localiste, passéiste ou patrimoniale, cette perception culturelle a été progressivement remplacée par une perspective plus ethnologique, et même anthropologique. La modernité et les coutumes des sociétés industrielles n'ont plus été exclues a priori. Les thèmes dominants restent néanmoins ceux des communautés villageoises, des minorités ethniques, des savoir-faire et des métiers anciens.