civilisation

Le marquis de Mirabeau, économiste et père du révolutionnaire français, a été l'un des premiers à employer le terme de « civilisation », dans l'Ami des hommes ou Traité sur la population, paru en 1756. Depuis, ce mot n'a jamais laissé indifférents les sociologues, les anthropologues ou les philosophes. Étudier l'évolution de sa signification et cerner ses différentes acceptions dépassent le simple champ historique pour rejoindre l'étude, plus globale et plus fondamentale, des mentalités.

Le champ historique

C'est à la fin du xviie s. que le terme devient d'un usage courant, tant en France qu'en Angleterre. Formé à partir du mot latin civis (« citoyen »), qui a donné naissance à civilis (« poli », « de mœurs convenables et raffinées »), le nouveau substantif sanctionnait une distinction qui s'était peu à peu établie entre gens des villes et habitants des campagnes, ces derniers étant considérés comme plus proches de l'« état de nature ». En outre, l'étymologie suggère déjà que la notion de civilisation est à mettre en relation avec le développement de l'urbanisation et la division du travail. Le mot « civilisation », sous l'influence des Lumières, devient l'incarnation d'un idéal vers lequel doivent tendre tous les peuples.

Les explorations et les voyages vont très vite élargir les horizons. La présence, sur tous les continents, de sociétés anciennes et évoluées, mais dont les modes de vie et les institutions se distinguent profondément de ceux d'Europe, va contribuer profondément au renouveau des mentalités. On s'aperçoit que l'histoire des sociétés ne suit pas un cours uniforme ; pour les comprendre, il faut les analyser et en accepter les différences. Aussi, dès la première moitié du xixe s., on parle de « civilisations » au pluriel : la multiplicité des cultures est admise. Cependant, les schémas évolutionnistes prévalent encore durant tout le xixe s. Dans la lignée de Montesquieu, Lewis Henry Morgan propose de distinguer trois stades dans l'évolution des sociétés : sauvagerie, barbarie, civilisation (cette dernière représentant le stade le plus évolué qu'une société puisse atteindre).

Au cours du xxe s., le développement de la sociologie et de l'ethnologie va remettre en question cette conception. On admet qu'entre les sociétés existent des différences d'organisation interne qui ne conduisent pas nécessairement à des différences de valeur. Après la Seconde Guerre mondiale, l'œuvre de Claude Lévi-Strauss va beaucoup contribuer à préciser cette approche.

Reste un problème de méthode : comment définir une civilisation ? Faut-il adopter une perspective purement historique en vue de déterminer comment et à partir de quel seuil d'évolution sociale, religieuse ou politique naissent des civilisations ? Doit-on plutôt adopter une démarche comparative en analysant les « phénomènes de civilisation » ? En d'autres termes, quels sont les critères utilisés pour déterminer si une ou des sociétés constituent une « civilisation » à part entière ?

Qu'est-ce qu'une civilisation ?

C'est la combinaison des deux approches – historique et comparative – qui se révèle la plus fructueuse, comme le démontrent les travaux du sociologue Marcel Mauss de même que ceux des historiens Lucien Febvre et Fernand Braudel. En effet, celles-ci permettent de préciser quelles réalités sociales sont désignées par le vocable « civilisation ». À ce propos, Fernand Braudel écrit : « La notion de civilisation est au moins double. Elle désigne à la fois des valeurs morales et des valeurs matérielles. »

Avant lui, l'ethnologue britannique Edward Burnett Tylor avait précisé dans son livre la Civilisation primitive (1871) qu'une civilisation englobe « les connaissances, les croyances, art, morale, droit, coutumes et toutes les autres aptitudes propres à l'Homme en tant que membre de la société ».

Pour générales qu'elles soient, ces définitions n'en ont pas moins le mérite de dégager les principales composantes de ce que l'on entend par « civilisations ». Il s'agit d'ensembles complexes qui intègrent tous les aspects de l'activité sociale : les techniques de production aussi bien que les croyances religieuses, les institutions politiques et les règles morales. L'originalité de chaque civilisation réside dans la façon dont sont combinés ces multiples facteurs, dans leur place et leur importance dans la société, et donc dans la manière dont ils s'articulent les uns par rapport aux autres. Autrement dit, une civilisation est une forme d'organisation spécifique de l'idéel – tout ce qui est du domaine des représentations mentales – dans ses rapports avec le matériel – tout ce qui touche à la production et à la reproduction de la société.

Caractères des civilisations

Certains auteurs identifient culture et civilisation, d'autres réservent le premier terme à tout ce qui concerne la vie intellectuelle et le second aux phénomènes d'ordre matériel et technique : on parle de « culture grecque classique » et de « civilisation industrielle ». Sans prétendre trancher un débat complexe, l'on remarquera que le terme de « civilisation » englobe un ensemble de notions plus vaste que celui de « culture ». Dès lors, peut-on dégager des traits structurels et des caractères communs à l'ensemble des civilisations du monde entier ?

L'aire géographique. Chaque civilisation relève d'abord de cette notion, dans laquelle le climat, l'hydrographie et les ressources naturelles déterminent les conditions de l'existence. Il est évident, par exemple, que le climat de mousson de l'Extrême-Orient, favorable à la culture du riz, a une incidence sur les populations locales très différente de celle qu'a le climat des Grandes Plaines sur les Indiens d'Amérique du Nord.

La population. L'abondance, ou la rareté, de la main-d'œuvre détermine à la fois le type d'habitat et le type de rapport que la collectivité entretient avec la nature. Ainsi, la civilisation égyptienne antique est inséparable des immenses efforts accomplis pour aménager le Nil afin d'accroître les zones cultivables.

La production. Essentielle à la définition des civilisations, son étude doit prendre en compte tous ses aspects : l'organisation du travail collectif, les techniques et les outils. Ainsi, la Chine classique avait poussé très loin l'acquisition des connaissances scientifiques et techniques, mais, du fait de son organisation sociale rigide, celles-ci ne furent pas appliquées systématiquement à l'industrie et à l'agriculture. Par ailleurs, le développement de la production entraîne généralement une profonde modification des structures de la société : des classes sociales apparaissent, une séparation nette s'introduit entre dirigeants et dirigés.

Les États. Ils se constituent avec leurs administrations spécialisées et leur armée permanente. Des centres urbains, sièges du pouvoir et du commerce, émergent. L'écriture devient un précieux outil qui permet d'enregistrer les lois et les décisions du pouvoir. Le code de Hammourabi, qui date du iie s. avant J.-C., est l'un des témoignages les plus marquants de la civilisation babylonienne.

Ce tableau serait incomplet s'il n'englobait pas les rapports sociaux. La division sexuelle du travail, l'organisation de la famille, la place accordée aux femmes dans la vie publique sont autant de facteurs qui agissent en profondeur sur les sociétés.

L'aire culturelle. Chaque civilisation appartient également à une aire culturelle précise. Le plus souvent, les croyances religieuses en constituent l'axe ; mais il y a lieu de prendre en compte tous les éléments qui participent d'une vision du monde commune aux populations concernées : idéologies politiques, traditions littéraires et artistiques.

La langue. Elle contribue à la cohésion des civilisations. Souvent, le noyau originel des grandes civilisations correspond à une communauté linguistique (c'est le cas de la Grèce ancienne, de la Rome antique et de la Chine). Mais, au fur et à mesure de leur expansion, les civilisations peuvent rassembler des populations de langues différentes ; l'Europe en est une illustration.

Les grandes civilisations

L'histoire a gardé la trace d'un très grand nombre de civilisations. Mais, dès l'aube de l'humanité, les migrations et les échanges qui s'opèrent dans les sociétés ont été à l'origine de grands brassages, souvent à l'échelle des continents. Par la suite, les conquêtes et les alliances entre États ont accentué encore les rapprochements entre les peuples.

On réservera donc le terme de « grandes civilisations » aux vastes ensembles qui, au fil des siècles, sont nés de ces contacts multiples. Elles rassemblent des sociétés très diverses, aux régimes politiques différents, aux structures sociales dissemblables, et se caractérisent à la fois par leur dimension supranationale et par la longue durée de leur influence.

Elles se maintiennent en vie par-delà les conquêtes, l'effondrement des empires et la chute des régimes politiques ; en cela, elles ne se confondent pas avec les États qu'elles englobent. Trois exemples permettent d'illustrer ce propos.

L'Extrême-Orient

Le climat de mousson et l'hydrographie, la surpopulation et la culture du riz ont constitué le support de son développement. Ils expliquent en partie le mode d'organisation des sociétés : des États très centralisés, pour mener à bien les grands travaux indispensables à la maîtrise de la nature (irrigation), s'appuient sur des communautés villageoises dotées d'une large autonomie ; les structures sociales sont fortement hiérarchisées (le système des castes en Inde en constitue l'exemple type et le cas limite).

Cet ensemble extrême-oriental s'est développé autour de deux pôles : l'Inde et la Chine, qui ont connu chacune une histoire spécifique. Entre les deux, on distingue des sous-ensembles : le Viêt Nam, l'Empire khmer (Cambodge), l'Indonésie. Le Japon a constitué un cas d'espèce.

La civilisation européenne

La position prépondérante de l'Europe dans le monde tient à la synthèse qu'elle a su réaliser entre le legs de l'Antiquité gréco-romaine et la religion chrétienne. Si la pensée philosophique grecque constitue le noyau rationnel de sa culture, l'Empire romain, qui s'est étendu sur tout le Bassin méditerranéen, l'a, en revanche, mise en contact avec un grand nombre de civilisations. Par ailleurs, le christianisme, religion monothéiste devenue universelle, a façonné ses institutions et sa vision du monde.

Les institutions nées de la chute de l'Empire romain ont permis, à partir du xe s., une renaissance de la vie économique. C'est en effet en Europe que sont apparues les villes modernes, lieux de production et de culture. C'est également en Europe que le capitalisme a connu son avènement. Le dynamisme économique et culturel ainsi que la capacité d'expansion qui en résulta ont contribué à modifier le visage de la planète –, qui, à partir du xvie s., a vécu à l'heure européenne.

La civilisation islamique

Elle étend son influence sur une zone très vaste, de l'Afrique noire à l'Inde et à l'Indonésie, du Maghreb au Moyen-Orient. Elle tire sa force première de la cohésion que lui confère la religion musulmane. Cette dernière, à la fois création originale et synthèse des cultures et des civilisations antérieures du Moyen-Orient, est aussi une morale sociale, une conception politique théorique et pratique. Cela explique que des populations entières, qui ont souvent des conditions de vie difficiles, trouvent en elle une réponse ; elle leur offre une vision globale de la société et un espoir en l'avenir. Compte tenu de l'importance de l'immigration dans les pays économiquement développés, la civilisation islamique est une des composantes importantes de la modernité.

Vers une civilisation mondiale ?

Cette présentation, forcément schématique et lacunaire, met toutefois en évidence la force des traditions que les civilisations incarnent. Elle permet de poser sur des bases raisonnables la question que soulevait Raymond Aron : à l'ère de l'Internet, de la mondialisation et des convergences entre systèmes politiques (encore accrues par la crise du socialisme), peut-on croire à la possibilité d'une civilisation mondiale, résultant de la fusion de toutes celles qui subsistent à ce jour ?

À défaut de permettre une réponse définitive, le constat de la vigueur des civilisations anciennes aide à mesurer l'ampleur des obstacles qui se dressent sur cette voie.