autrui

(ancien cas oblique de autre, du bas latin *alterui, datif de alter, autre)

Toute personne autre que soi-même, surtout considérée sur le plan moral ; ensemble des personnes autres que soi-même.

Le refus de l'autre peut prendre soit la forme de l'union fusionnelle dans laquelle les différences sont niées, soit toutes les formes de discriminations qui nient la similitude sous prétexte de différences rendues absolues et exclusives. La question de notre rapport à autrui porte donc aussi bien sur la complexité de ce rapport que sur sa fragilité : la double structure de distance et de proximité du même et de l'autre est devenue le centre de la réflexion philosophique contemporaine.

La dialectique du conflit

C'est Hegel qui, le premier, fait d'autrui la condition essentielle de la conscience de soi ; mais, comme le montre le passage célèbre explicitant la relation maître-serviteur (la Phénoménologie de l'esprit), c'est sous le signe de la contradiction et de la lutte animée par le désir de reconnaissance que le déploiement de l'esprit dans l'histoire vise son propre concept, l'universel, c'est-à-dire l'identité accomplie de la différence et de l'identité.

Pour Sartre (qui, comme tous les phénoménologues, fait de l'intersubjectivité la condition même du cogito), « autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même ». En m'objectivant, autrui me nie comme sujet (et donc comme liberté), mais confirme mon existence et la pousse à dépasser à la fois cette réduction insupportable à l'objet et le ressassement interminable du cogito dans la décision et l'effectuation d'un projet. Le dialogue intérieur du cogito n'aurait pas lieu sans cette objectivation extérieure. Dans l'Être et le Néant, l'intersubjectivité est dominée par la dialectique hégélienne du conflit dans lequel les consciences ne se posent qu'en s'opposant sous le seul poids du regard (Hegel signalait déjà la vue comme le sens le plus intellectualisé).

Objectivation ou dialogue

Pour objectiver autrui, il faut se retirer dans notre nature pensante telle que la découvre Descartes à la fin de la deuxième des Méditations : il n'y a plus aucun critère de discrimination entre le rêve et la réalité ; mon corps, autrui, le monde ne sont que des simulacres et des hallucinations. C'est alors seulement que la présence d'autrui peut devenir objet d'une re-présentation. Ce n'est que par l'intermédiaire d'une reconstruction intellectuelle, qui, passant par la reconnaissance d'une analogie, peut éventuellement doter l'autre à son tour d'un cogito pour en faire un alter ego, que cette existence de l'autre peut être posée. Ce moment solipsiste de l'isolation du cogito prépare chez Descartes le dualisme qui a pour fonction méthodologique de fonder l'objectivité scientifique.

Merleau-Ponty, dans la Phénoménologie de la perception (1945), montre au contraire que notre relation à autrui est irréductible à l'objectivation : le moment solipsiste suspend la communication sans l'anéantir, car c'est elle la structure première de la relation. Pour être au monde, chaque homme, même retiré dans la méditation, est à ce monde dans lequel autrui n'est jamais absent. La présence de l'autre est troublante parce que immédiatement les hommes se font signe ; ils entrent dans le monde commun de leur puissance à inventer des signes eux-mêmes jamais totalement transparents, car la communication, malgré l'empathie qu'elle suppose, est toujours refendue par l'altérité, ce qui explique que l'on puisse se comprendre non seulement « malgré » mais « par » le malentendu.

Autrui comme visage

En rupture avec toute pensée totalisante, Emmanuel Levinas, dans Totalité et Infini, reprend l'idée de l'infini de Descartes dans la troisième Méditation : surmontant le solipsisme, elle surgit au cœur même du cogito, éclairant la relation indissociable de la finitude et l'idée de l'absolument autre. Pour Levinas, bien avant d'être un regard, autrui apparaît comme visage, c'est-à-dire signification sans contexte, par lequel adviennent toutes les autres. Cette extériorié infinie, intimement présente dans toute visée intentionnelle, n'est ni spatiale ni temporelle, puisque c'est à partir d'elle que ces dimensions se fondent. C'est dans cette relation à autrui que Levinas enracine l'éthique : la transcendance de l'autre y est affirmée dans une telle asymétrie que Paul Ricœur (Soi-même comme un autre) se demande si cette « hyperbole paroxystique » ne condamne pas tout sujet à être « otage de l'Autre » et donc à s'anéantir. Accorder à autrui la puissance de m'anéantir, n'est-ce pas oublier la réversibilité de la relation : étant autrui pour tous les autres que moi, c'est donc m'accorder cette toute-puissance ?

L'infini en moi et l'infini en l'autre font que moi-même comme autrui et cette relation même échappent à toute totalisation comme à toute prise objective : la coïncidence à soi-même comme à l'autre demeure, comme l'écrit Jacques Lacan dans « le Stade du miroir » (in Écrits, 1966), « à jamais asymptotique ».