Journal de l'année Édition 2004 2004Éd. 2004

Hasard du calendrier, l'année 2003, placée en France sous le signe méditerranéen de l'Algérie, a offert au public une série d'expositions très en couleurs.

Expositions 2003, une année solaire

Louis Jamin

Entre l'exotisme polynésien (« Gauguin à Tahiti » au Grand Palais) et les explosions chromatiques du Russe Marc Chagall, du Tchèque Frantisek Kupka ou du Chinois Zao Wou-ki, jusqu'aux vibrations solaires des « Origines de l'abstraction » présentées au musée d'Orsay, la programmation des musées a voulu exorciser les aléas d'une météo de plus en plus capricieuse, avec des expositions plongées dans des bains de lumière.

Figures du temps et d'antan

Après Raphaël, le musée du Luxembourg, à Paris, accueillait, d'octobre à février, le grand maître de la Renaissance Sandro Botticelli (1445-1510) en réunissant, sous la coupe de l'historien d'art Daniel Arasse, une vingtaine de peintures et quelques dessins réalisés pour la cour des Médicis. Faute de pouvoir déplacer les grands panneaux sur bois, le fameux Printemps ou la Naissance de Vénus, inamovibles chefs-d'œuvre restés aux Offices de Florence, l'exposition a recentré son propos sur la peinture profane et religieuse réalisée pour les intérieurs des palais florentins. Redécouverte du xixe siècle, Botticelli trouve ici à dialoguer avec certains de ses contemporains (Filippo Lippi, Piero di Cosimo) dans une série de Vierge à l'enfant, de portraits stylisés et de tableaux mythologiques où il s'affirme en maître d'un art de la chair évanescente, subtil, ornemental : un art tout en finesse.

Est-ce la même « minutie » qui habite, quelques siècles plus tard, Magritte (1898-1967), l'artiste belge surréaliste, auquel la galerie nationale du Jeu de paume consacrait une exposition (11 février-9 juin) rassemblant près de 150 peintures, dessins, sculptures et photographies ? Daniel Abadie, le commissaire et directeur du Jeu de paume – dont on vient d'annoncer la transformation, à partir de 2004, en centre d'art consacré à l'image (photographie, vidéo, etc.) –, a décidé d'insister sur les aspects de l'œuvre le plus en phase avec l'évolution contemporaine de l'art : rapport de l'écrit à l'image préfigurant l'art conceptuel, obsession pour l'objet, vocabulaire de l'affiche et distanciation froide face à la réalité annonçant les enjeux du pop art. L'exposition rétrospective commence en 1925, elle se termine avec la mort de l'artiste dans la fin des années 1960. On y retrouve tout l'univers énigmatique de Magritte, ses paysages surréalistes peuplés de créatures étranges, hommes au manteau noir et chapeau melon, ou femmes nues, maisons où l'intimité devient très vite fantasmatique et le décor, oppressant par son silence ou ses couleurs saturées.

C'est curieusement, mais dans un tout autre registre, à cette même saturation étrange de l'image que joue, au cours des années 1960-1970, le courant hyperréaliste américain présenté, au cours de l'été, sur les cimaises du musée d'Art moderne et contemporain de Strasbourg (« Hyperréalismes. USA. 1965-1975 »). Et c'est à l'historien d'art Jean-Claude Lebensztejn que l'on doit cette sortie du purgatoire d'un mouvement pictural souvent considéré comme réactionnaire. On y découvre quatre artistes européens qui dialoguent avec une vingtaine d'artistes américains, avec des œuvres dont le « photoréalisme » réintroduisait en force l'idée de trompe- l'œil contre laquelle s'était insurgée la peinture moderne, de Cézanne à l'abstraction. En moins de dix ans, du milieu des années 1960 au début des années 1970, l'hyperréalisme connaît un succès public et marchand fulgurant, alors que la critique avisée lui oppose un refus condescendant, à l'exception de quelques meneurs du pop art. Le déclin fut aussi fulgurant que la flambée, laissant ce courant, jugé trop populaire, dans le purgatoire d'une histoire de l'art plus canonique. On y découvre une nébuleuse d'artistes plus hétéroclite qu'il n'y paraît derrière ce parti pris « photographique », avec un curieux travail d'inventaire que se répartissent, telle une encyclopédie visuelle du monde contemporain, les artistes de cette mouvance (visages pour Chuck Close, reflets de vitrines pour Richard Estes, néons urbains pour Robert Cottingham). En fait, une curieuse orgie de banalités, minutieusement dépeintes dans les moindres détails, qui sont autant de commentaires, mi-fascinés, mi-désabusés, devant une époque industrielle à la recherche de nouvelles icônes, d'une nouvelle virtuosité.

Les couleurs du Grand Palais

C'est d'icône qu'il faudrait à nouveau parler à propos de l'exposition « Marc Chagall, connu et inconnu » présentée de mars à juin aux galeries nationales du Grand Palais. Plus de trente ans après la dernière grande rétrospective parisienne, quelque 170 œuvres de Marc Chagall (1887-1985) permettaient de retracer l'itinéraire pictural et spirituel d'un artiste fortement marqué par sa culture russe et juive, resté en marge des avant-gardes de son époque (cubisme, abstraction, surréalisme) pour mieux être fidèle à un univers personnel peuplé de mythologies bibliques. Une exposition qui, au-delà d'une rétrospective, souhaite présenter des aspects moins « connus » de son œuvre, notamment son rapport à l'art décoratif. Jean-Michel Foray, le commissaire de l'exposition, a ainsi privilégié les salles consacrées aux grandes décorations pour le théâtre, signe d'un profond désir de synthèse des arts où la dimension monumentale d'une peinture faite de couleurs vives participe à cette échappée du spectateur dans la dimension du rêve. L'exposition réunit aussi de nombreux dessins, aspect certes plus « inconnu » de son travail, mais pas toujours le plus réussi, avec de nombreuses « redites » chez un artiste dont tout le vocabulaire semble avoir été mis entièrement en place avant la Première Guerre mondiale et qui, trop souvent, se contente de faire « du » Chagall. Après Chagall, Gauguin ; après le berceau de la Russie natale, le paradis retrouvé des îles tropicales, avec, pour point commun, l'orchestration des couleurs. C'est donc dans le cadre du très attendu centième anniversaire de la mort de Paul Gauguin (1848-1903) que le Grand Palais accueillait la grande exposition de la rentrée (4 octobre-19 janvier) consacrée à « L'atelier des tropiques », la période tahitienne de l'artiste. La toile monumentale D'où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?, frise de près de 4 m de long entreprise par Gauguin aux îles Marquises en 1897 est venue spécialement du Musée de Boston, partenaire de cette manifestation. Elle trône, tel un trophée, au milieu de l'exposition, entre des photographies d'époque, une cinquantaine de tableaux et quelques manuscrits, tous exécutés pendant ce séjour polynésien. Toutes sont chargées de couleurs et d'énergie, aucune d'entre elles ne dénotent la fragilité de l'artiste durant cette période ultime et difficile de sa vie. Aucune trace de souffrance, tout juste un sentiment de mélancolie qui plane sur ces paysages tahitiens. Peignant avec peu de matière, faute de moyens, dans une facture « maigre » comme il le disait lui-même, Gauguin nous livre un jardin d'Éden auquel il ne pourra accéder, où l'harmonie entre les corps et la nature parvient à dépasser les difficultés physiques, les inquiétudes spirituelles de la vie. Né au Pérou, il vient mourir à Atuona, dans les îles Marquises où il était venu chercher un paradis terrestre après avoir découvert ces pays exotiques lors de l'Exposition universelle de 1889. Gauguin part pour Tahiti, « merveilleux pays dans lequel je voudrais, dit-il, y terminer mon existence avec tous mes enfants. » Il y mourra, non sans avoir peint ses plus beaux chefs-d'œuvre de maturité, après la majestueuse période d'innovations de Pont-Aven. C'est vers Pont-Aven qu'il faut revenir pour comprendre l'influence de Gauguin, au passage du siècle, sur une génération de jeunes peintres parisiens, les nabis. Paul Sérusier, l'un d'eux, revient de Bretagne avec un petit tableau, le Talisman (1888, musée d'Orsay), peint sous les conseils de Gauguin. Les couleurs sont franches, parfois antinaturalistes ; elles annoncent l'explosion des fauves. Édouard Vuillard est l'un des peintres de cette génération. Le Grand Palais lui consacre une rétrospective. On y découvre dans les premières salles des petits tableautins, portraits ou intérieurs intimistes, construits sur des aplats de couleur surprenants de modernité, avec une mise en page très forte. Mais l'on ne suivra pas les arguments du commissaire Guy Cogeval, confinant au paradoxe, soutenant que les portraits mondains des dernières décades (1920-1930) sont modernes et ironiques, alors que l'artiste a manifestement abandonné tout projet de modernité depuis 1910 pour confiner sa peinture intimiste dans un goût pour le moins académique, que même une lecture postmoderne n'arrive pas à sortir de son classicisme confortable, voire réactionnaire. On se serait, en quelque sorte, suffi du rez-de-chaussée et des si belles salles de la période nabi.