Journal de l'année Édition 2004 2004Éd. 2004

Le terrorisme déclare la guerre à la Turquie

Alors qu'Ankara venait de renoncer à envoyer un contingent en Irak, une vague d'attentats suicides prenaient pour cible tour à tour deux synagogues et des intérêts britanniques les 15 et 20 novembre à Istanbul.

Dans la matinée du 15 novembre, les quartiers commerçants de Galata et de Sisli à Istanbul sont secoués presque simultanément par deux énormes explosions : devant les deux synagogues dévastées de Beth Israël et de Neve Shalom, d'immenses cratères laissés par les camionnettes piégées utilisées par les kamikazes, attestent la violence des attentats. Les 400 kg d'explosifs dont étaient truffés les véhicules devaient tuer le plus de monde possible, en ce jour de shabbat qui réunissait de nombreux fidèles juifs dans ce quartier d'Istanbul où la communauté israélite, qui compte quelque 27 000 personnes, cohabite depuis cinq siècles avec les musulmans.

L'État turc visé

Les terroristes auront donc atteint leur objectif, le double attentat ayant fait 25 morts et plus de 300 blessés, majoritairement des musulmans. Pourtant, si la synagogue de Neve Shalom avait déjà été la cible d'un attentat tout aussi meurtrier en 1986, la communauté juive, traditionnellement discrète dans un pays à 98 % musulman, refusera de céder à la psychose d'un regain d'antisémitisme. Elle a sans doute payé le prix de la coopération accrue entre Ankara et Israël, mais à travers elle, c'est l'État turc et sa politique dans la région qui étaient visés. Une hypothèse confirmée le 20 novembre par une nouvelle vague d'attentats, frappant encore le quartier européen d'Istanbul. Ici, les poseurs de bombes prennent pour cible les intérêts britanniques, à travers le consulat de Grande-Bretagne et le siège de la banque HSBC. Le bilan est tout aussi lourd, et le consul britannique figure parmi la trentaine de morts.

Principale alliée militaire des États-Unis dans la guerre en Irak, la Grande-Bretagne est en effet frappée au moment même où G.W. Bush effectue une visite en grande pompe à Londres. La Turquie a donc été rattrapée par une guerre contre le terrorisme à laquelle elle avait évité de contribuer trop ouvertement. Le 21 mars, au lendemain même de l'offensive américano-britannique en Irak, le Parlement d'Ankara avait refusé le passage par le territoire turc des forces américaines, les privant ainsi d'une précieuse ligne de front qui leur aurait permis de prendre en étau Bagdad depuis les régions kurdes autonomes du nord de l'Irak, acquises aux États-Unis. Les Américains avaient alors dû se contenter de l'autorisation de survol de la Turquie accordée à leurs bombardiers par le Premier ministre turc Racep Tayyip Erdogan, assortie peu après de l'ouverture d'un couloir permettant l'acheminement d'une aide logistique aux soldats américains en Irak. La question de l'aide militaire turque s'est à nouveau posée après la guerre proprement dite. Le 7 octobre, le Parlement turc donnait son feu vert à l'envoi d'un contingent, mais face au refus des différentes parties irakiennes, depuis les Kurdes jusqu'aux membres du gouvernement intérimaire pourtant alignés sur les États-Unis, Ankara devait faire machine arrière.

Dans la ligne de mire des islamistes

Cette volte-face n'aura donc pas suffi à épargner à la Turquie les contrecoups de la guerre contre le terrorisme menée par son allié américain en Irak. La Turquie redoutait qu'une guerre longue en Irak la déstabilise, après les douze années d'embargo qui avaient frappé son principal partenaire commercial. Le 1er mai, G.W. Bush avait déclaré la guerre officiellement finie, mais depuis, la recrudescence des opérations de la guérilla anti-américaine a replongé l'Irak dans un climat d'insécurité et de guerre. Dans ce contexte, Ankara tarde à recueillir les dividendes du transit d'un pétrole irakien dont les oléoducs conduisant en Turquie sont régulièrement victimes d'actes de sabotage. Tributaire de l'évolution de la situation en Irak, la Turquie est ainsi dans la ligne de mire des islamistes, qui entendent lui faire payer l'ensemble de sa politique au Proche-Orient. L'arrivée au pouvoir à Ankara des islamistes dits modérés de l'AKP à la faveur des élections législatives de novembre 2002 n'a pas protégé le pays contre les foudres des islamistes radicaux ; bien au contraire, ces derniers ont à cœur de faire échouer une expérience de gouvernement qui se réclame de l'islamisme tout en pactisant avec l'OTAN et avec l'UE. Et si la surenchère de violence n'est pas de nature à renforcer ses assises dans la société turque, c'est manifestement en Turquie que la nébuleuse internationale du terrorisme islamiste a recruté les exécutants de ces attentats. Accréditant en partie la toute première revendication des attentats du 15 novembre par un obscur Front islamique des combattants du Grand Orient (IBDA-C), les premiers éléments d'enquête soulevaient la question des liens d'al-Qaida avec les organisations locales. La police a remonté leur piste jusque dans les milieux islamistes de la ville de Bingol, dans le Sud-Est anatolien, frappée en mai par un tremblement de terre dévastateur. Mais cette fois, c'est un séisme d'une tout autre nature qui a frappé Istanbul.