Journal de l'année Édition 2004 2004Éd. 2004

Les chars américains à Bagdad

Contre toute attente, les chars américains sont entrés au cœur de Bagdad sans rencontrer de véritable résistance le 10 avril, scellant la chute du pouvoir irakien dont les responsables, à commencer par Saddam Hussein, ont disparu.

Mettant un terme à trois semaines d'une guerre qui a laminé l'armée irakienne, la bataille de Bagdad assure aux Américains et aux Britanniques le contrôle de l'Irak. Mais ils peinent à mettre en place une administration provisoire, en butte à une situation d'anarchie provoquée par des pillages et à l'hostilité d'une grande partie de la population, tandis que commence à l'ONU une autre bataille pour faire accepter le fait accompli à la communauté internationale.

La « mère des batailles »...

Engagée le 4 avril avec la prise aisée de l'aéroport Saddam-Hussein, la bataille de Bagdad n'a finalement pas eu lieu, faute d'une réelle résistance de la part d'une armée dont les meilleurs éléments étaient censés s'être retranchés dans la capitale irakienne, où n'a jamais cessé de battre le cœur d'un pouvoir aux abois depuis le déclenchement de l'offensive américano-britannique, le 20 mars. Annoncée comme la « mère des batailles » par le régime irakien qui prétendait réserver un accueil sanglant aux forces de la coalition, la bataille pour le contrôle de Bagdad a presque pris l'allure d'une promenade de santé pour les chars américains qui, appuyés par une aviation exerçant un contrôle exclusif sur l'espace aérien irakien, pénétreront le 10 avril dans le centre de la capitale avec une facilité démentant les pronostics de bien des experts militaires. Après avoir enfoncé les lignes irakiennes déployées dans les faubourgs de Bagdad, les blindés américains avaient pris position dès le 7 avril sur la rive droite du Tigre, occupant le vaste complexe présidentiel d'où ils pilonneront sans relâche les forces irakiennes encore capables de riposter sur l'autre rive, autour de l'hôtel Palestine. Dans Bagdad encerclée et investie jusque dans son centre par les forces américaines, la voix du régime, incarnée par l'incontournable ministre de l'Information Mohammad Sad Al-Sahaf, continue pourtant à claironner des communiqués triomphalistes qui récusent l'évidence de la défaite. Réputées plus pugnaces, la fameuse garde républicaine et jusqu'aux unités spéciales de la garde prétorienne de Saddam Hussein ont joué les Arlésiennes, à Bagdad comme ailleurs, laissant un dernier carré de fedayins et autres combattants du djihad venus des quatre coins du monde musulman livrer seuls et démotivés cette guérilla urbaine dont on avait pensé qu'elle aurait pu changer le cours de la guerre. Il suffira de trois jours aux blindés américains pour réduire les dernières poches de résistance, franchir le fleuve et prendre leurs quartiers sur la place centrale de Bagdad, sous les yeux des Bagdadis incrédules qui, dans leur très grande majorité, ont assisté aux combats en spectateurs et souvent en victimes. Une population résignée, partagée entre un sentiment d'allégresse exprimé aussitôt par les chiites longtemps opprimés des faubourgs populaires de Saddam City, qui déboulonnent les statues du dictateur irakien, et l'humiliation de la défaite et de l'occupation militaire étrangère que celle-ci annonce. Le sentiment de rancœur est général en revanche, contre cette armée américaine qui n'a pas fait de quartier, comme en témoigne le ballet incessant des ambulances qui amènent des blessés et des morts par centaines dans des hôpitaux démunis : si les blindés américains n'ont rencontré qu'une faible résistance, c'est sans doute parce que la population n'a pas voulu soutenir le régime, et, on l'apprendra plus tard, parce que quelques millions de dollars auraient eu raison de la combativité irakienne, au sommet de l'état-major, mais aussi parce que les forces anglo-américaines ont laminé l'armée irakienne, en employant la stratégie de la « colonne infernale » jusqu'à Bagdad, qui n'avait plus les moyens de s'opposer à un tel matraquage. La chute de Bagdad, après celle de Bassora, bastion chiite du Sud où les Britanniques ont réduit les dernières poches de résistance, suivie de peu par celles de Mossoul et de Kirkouk, les deux grandes villes pétrolières du Nord investies par les peshmergas de la région autonome kurde assistés par des commandos spéciaux américains, marque donc la fin de la guerre.

... n'a pas eu lieu

Les États-Unis ont conjuré en trois semaines le spectre d'un nouveau Viêt Nam écarté définitivement le 14 avril, avec la prise presque sans combats de Tikrit, le fief de Saddam Hussein. Le 1er mai, G.W. Bush peut déclarer officiellement la fin de la guerre, mais la paix sera plus difficile à gagner pour les Américains et leurs alliés britanniques, qui prétendent assumer seuls la remise en état de l'Irak en proie au chaos. Il faut pour cela que, malgré leur incapacité de trouver ces armes de destruction massive et ces preuves de la collusion avec al-Qaida, qui avaient été le nerf de la guerre, ils parviennent sans trop de difficultés à faire accepter à la communauté internationale le fait accompli de leur mainmise sur l'Irak. Ce dont témoigne le vote le 22 mai par l'ONU de la résolution levant les sanctions contre l'Irak et confiant aux Américains la gestion d'un pays où les Nations unies joueront un rôle de supplétif. Toutefois, les États-Unis doivent encore convaincre les Irakiens qu'ils sont des « libérateurs », et non des « occupants » préoccupés avant tout de faire main basse sur un pétrole dont ils ont d'ailleurs pris soin d'épargner ou de restaurer au plus vite les infrastructures. Sauf en pays kurde, les soldats américains n'ont pas été accueillis à bras ouverts, y compris par les chiites majoritaires qui leur savent gré de les avoir débarrassés de trente-cinq années de dictature, mais sont pressés de les voir partir. Décidés à rester au moins un an pour mettre en place un gouvernement si possible démocratique, les Américains, assistés des Britanniques et des Polonais, auront fort à faire pour normaliser la situation dans un pays sinistré par la guerre, par douze années de sanctions économiques et des décennies de dictature. Leur impuissance à assurer l'ordre et la sécurité, la lenteur des travaux de reconstruction, les cafouillages aussi qui ont marqué la mise en place de l'administration civile, d'abord confiée à l'ex-général Jay Garner qui sera remplacé au pied levé à la mi-mai par l'ambassadeur Paul Bremer à la tête de l'Autorité provisoire de la coalition (APC), n'ont pas vraiment contribué à instaurer un climat de confiance entre la nouvelle autorité et des Irakiens pressés de profiter pleinement de leur liberté retrouvée.