Journal de l'année Édition 2004 2004Éd. 2004

Un mathématicien français inaugure le prix Abel

Le premier prix Abel, présenté comme le « prix Nobel des mathématiques », a été attribué le 3 avril par l'Académie des sciences et des lettres de Norvège à Jean-Pierre Serre, professeur honoraire au Collège de France, pour son « rôle central dans l'élaboration de la forme moderne de nombreux domaines des mathématiques ».

Ce prix, qui porte le nom du mathématicien norvégien Niels Henrik Abel dont on marquait le bicentenaire de la naissance en 2002, consacre la longue carrière du chercheur français de soixante-dix-sept ans dont les travaux sur les mathématiques abstraites, qui ont trouvé d'importantes applications, ont déjà été couronnés par de nombreux prix.

Depuis 1901, le prix Nobel récompense chaque année les scientifiques, écrivains ou hommes politiques dont les œuvres et travaux ont été jugés le plus méritoires. Curieusement, la très docte institution scandinave n'a jamais inscrit les mathématiques à son palmarès, un refus qui ne doit rien à la logique scientifique mais qui est motivé par un très volontaire oubli, dit-on, de son fondateur, l'inventeur de la dynamite Alfred Nobel. Selon une anecdote rapportée dans les alcôves de l'institution, les mathématiques auraient fait les frais d'une basse vengeance du chimiste suédois, sa maîtresse Sophie Hess l'ayant abandonné pour son compatriote, le mathématicien Gosta-Magnus Mittag-Leffler. Toujours est-il qu'il a fallu attendre un siècle pour que cette lacune soit comblée et que justice soit enfin rendue aux mathématiques, qui se voient désormais gratifier d'une distinction qu'elles ne partageront avec aucune autre discipline scientifique, le prix Abel, fort généreusement doté de 770 000 euros, sous les auspices de la seule Académie des sciences et des lettres de Norvège. Ce prix, en forme d'hommage au célèbre mathématicien norvégien Niels Henrik Abel, a été inauguré le 3 avril par le Français Jean-Pierre Serre.

Un palmarès impressionnant

À l'âge de soixante-dix-sept ans, le mathématicien français se voit ainsi récompenser pour sa « large contribution au progrès des mathématiques durant plus d'un demi-siècle », consécration d'un long et brillant parcours scientifique jalonné de multiples prix, à commencer par la prestigieuse médaille Fields dont il est le plus jeune récipiendaire en 1954 pour ses travaux en théorie des espaces analytiques complexes en collaboration avec Henri Cartan. Né le 15 septembre 1926 à Bages, dans les Pyrénées-Orientales, Jean-Pierre Serre a fait ses classes à l'École normale supérieure avant obtenir le titre de docteur ès sciences à la Sorbonne en 1951. Il accumulera ensuite les titres et les distinctions, poursuivant ses travaux de recherche au sein du CNRS où il occupe plusieurs postes tout en enseignant, d'abord en qualité de maître de conférences à la faculté des sciences de l'université de Nancy, puis à partir de 1956 au Collège de France, dont il est aujourd'hui professeur honoraire. Commandeur de la Légion d'honneur et grand officier de l'ordre national du Mérite, membre de l'Académie des sciences, il a collectionné, après la médaille Fields, tous les prix existants dans le domaine des mathématiques : le prix Gaston-Julia en 1970, le prix Balzan en 1985, la médaille d'or du CNRS en 1987, le prix Steele en 1995 et le prix Wolf en 2000. Le prix Abel vient donc compléter, ou plutôt enrichir, cet impressionnant palmarès, qui témoigne de la fécondité du travail de Jean-Pierre Serre, récompensé par l'institution norvégienne « pour son rôle central dans l'élaboration de la forme moderne de nombreux domaines des mathématiques ». Ses travaux dans le domaine de « la topologie, la géométrie algébrique, la théorie des nombres et l'étude de leurs propriétés élémentaires » ont été tout particulièrement salués à Oslo, où l'on a souligné les importantes applications qu'ont trouvées les contributions du chercheur français, même si ses efforts ont surtout porté sur des mathématiques plus abstraites. Les travaux de Jean Pierre Serre ont ainsi permis de mieux comprendre certains problèmes pratiques que posent « la cryptographie à clé publique et le développement de codes de corrections d'erreurs efficaces », dont la résolution passe par les équations polynomiales (en particulier dans des champs finis).

Annulations de crédits

Le prestige du prix Abel rejaillit sur l'ensemble de la communauté mathématique française, qui manque d'une certaine reconnaissance de la part du public hexagonal, en dépit de ses nombreux titres de gloire. Ainsi, six autres mathématiciens français ont été récompensés par la médaille Fields, dont Laurent Lafforgue en 2002. Mais si ce prix, qui couronne tous les quatre ans les meilleurs mathématiciens de moins de quarante ans, était considéré jusqu'ici comme un Nobel des mathématiques, il n'en avait ni la notoriété, ni le prestige et pâtissait d'une certaine confidentialité. Par ailleurs, la médaille Fields honorait plus un résultat significatif que l'ensemble d'une œuvre, comme a vocation à le faire le prix Abel. Par son prestige et aussi par sa dotation, le prix Abel devrait donc rendre aux mathématiques la place qui leur revient de droit dans la constellation des prix scientifiques. En récompensant un mathématicien français, il vient aussi rappeler le gouvernement de M. Raffarin à ses obligations envers la recherche, dont les moyens ont souffert de coupes budgétaires, mettant en péril certains secteurs. De nombreuses manifestations ont eu lieu au printemps pour soutenir la recherche publique, que les chercheurs ont jugée menacée par des annulations de crédit en décembre et en mars visant des organismes de recherche, suivies d'un gel des crédits de laboratoire perturbant leur fonctionnement. Face à cette levée de boucliers, que n'avait pas suffi à calmer la levée du gel pour une partie des organismes par le ministère de la Recherche, le Premier ministre avait tenté de rassurer les chercheurs le 14 avril, en promettant de tenir d'ici à 2007 les engagements de J. Chirac en faveur de la recherche.