Journal de l'année Édition 2003 2003Éd. 2003

Vivendi : une saga de l'année

L'année 2002 a été marquée par plusieurs grandes déroutes d'entreprises : crise des secteurs de la communication (WorldCom., Alcatel, France Télécom, notamment) ou stratégies contredites par l'évolution de l'économie, voire par des conduites frauduleuses de la direction (Enron).

Depuis les années 90, les grands groupes avaient privilégié, pour financer leur développement, le recours aux marchés boursiers plutôt que les emprunts traditionnels auprès des banques. Or, en deux ans, les Bourses du monde entier ont vu leurs cours s'effondrer d'au moins 30 %. C'est dans ce contexte que doivent se comprendre les déboires du groupe Vivendi Universal et de son très médiatique patron, Jean-Marie Messier.

Rarement, en France tout au moins, les difficultés d'une grande entreprise ont été autant suivies par la presse. Cela s'explique à la fois par l'intense exposition aux médias qu'a longtemps recherchée Jean-Marie Messier et par les activités très grand public du groupe (cinéma, musique, télévision), dont la nature franco-américaine ne pouvait, par ailleurs, que réveiller de vieilles méfiances des deux côtés de l'Atlantique. Depuis le milieu des années 90, Jean-Marie Messier était devenu la star incontestée du milieu patronal français. Jeune quadragénaire, brillamment diplômé de l'École polytechnique et de l'ENA, ancien du cabinet Balladur où il avait piloté en 1986-1987 les privatisations, puis passé par la banque internationale Lazard Frères, J2M avait imposé à Paris comme à New York son image de battant moderne et transfrontières. Après avoir succédé au mythique Guy Dejouany à la tête de la Générale des eaux, no 1 mondial du traitement des eaux, il entend très vite transformer cette grande entreprise traditionnelle en un groupe international axé sur la communication : en quelques années, le groupe rebaptisé Vivendi fera cohabiter les activités liées à l'environnement avec celles du téléphone (Cégetel-SFR), de la télévision (Canal +), de l'édition et de la culture grand public (absorption d'Universal musique et cinéma, en 2000).

L'ensemble est alors considéré comme le deuxième groupe de communication au monde (après l'américain AOL-Warner). Fort d'un tel succès, J2M ne cesse d'occuper la une des médias, alors que chaque semaine ou presque on annonce une nouvelle acquisition par son groupe.

Chronique d'une chute annoncée

Les choses commencent à se gâter en 2001 quand les cours de Bourse se dégradent durablement. Dans le même temps, on s'aperçoit que Canal +, qui pendant près de quinze ans a gagné beaucoup d'argent, commence à en perdre (achats non rentables à l'étranger, changement du paysage audiovisuel avec la multiplication des chaînes thématiques, explosion des droits de retransmission des matchs de football). Par ailleurs, l'arrivée de Barry Diller, un « tycoon » de l'industrie cinématographique américaine, à la tête du pôle cinéma d'Universal, pousse certains à se poser des questions sur le contrôle réel que J2M exerce sur Universal, la perle du groupe.

La crise éclate au grand jour le 17 décembre 2001, quand Jean-Marie Messier déclare à New York que « l'exception culturelle franco-française est morte ». Lui qui avait jusque-là très bien su se concilier les bonnes grâces du personnel politique hexagonal, de droite comme de gauche, va se l'aliéner d'un coup, au moment même où s'ouvre la campagne de l'élection présidentielle. Chacun s'inquiète de l'allégeance de J2M aux Américains, d'autant que Canal + est une des sources importantes de financement du cinéma français. La valeur du titre Vivendi ne cesse de chuter et on commence à se poser des questions sur la situation financière réelle du groupe. Le scandale Enron a sensibilisé l'opinion sur ce qu'on appelait jusqu'alors la comptabilité « créative », c'est-à-dire trop souvent une comptabilité masquant habilement les pertes. C'est alors que se déclenche, en mars 2002, la crise à Canal +. Les pertes de la chaîne cryptée apparaissent dans toute leur ampleur, ce qui pousse le dirigeant de Vivendi Universal à se séparer brutalement de son patron charismatique, Pierre Lescure. Le Monde multiplie les unes alarmantes sur la situation financière du groupe. On apprend bientôt que les principaux chefs d'entreprise français s'inquiètent de la situation de Vivendi, estimant que celle-ci risque de nuire à la crédibilité de la place de Paris. Claude Bébéar, patron d'Axa et figure tutélaire du grand patronat français, prend discrètement la tête d'un mouvement anti-Messier. Le conseil d'administration de VU, qui avait jusque-là suivi son président, commence à douter. Bernard Arnault, le patron de LVMH, démissionne de son poste d'administrateur. Jean-Marie Messier est poussé à la démission le 1er juillet. Il est remplacé à son poste par Jean-René Fourtou, ancien président de Rhône-Poulenc et du groupe pharmaceutique franco-allemand Aventis.

Les leçons d'une crise

L'action de Vivendi a alors perdu 90 % de sa valeur et l'endettement du groupe est estimé à 20 milliards d'euros. Trois leçons peuvent cependant être tirées de l'affaire Vivendi :
– le recours massif aux marchés financiers incite les groupes à l'élargissement continu (ce qui pousse à la hausse du cours du titre et permet plus facilement des rachats par échanges d'actions), au risque d'oublier les réflexes de prudence, surtout quand la tendance boursière est à la baisse ;
– le système des stock-options peut pousser les dirigeants à une gestion à court terme, susceptible de dégager des profits rapides, mais souvent au détriment du développement de l'entreprise ;
– les conseils d'administration n'ont pas un mode de fonctionnement ni des moyens suffisants pour leur permettre de contrôler de suffisamment près les agissements de la présidence.