Après cette élection hors norme, Jacques Chirac, reconduit à l'Élysée pour cinq ans, nomme à l'hôtel Matignon un inconnu pour les Français, Jean-Pierre Raffarin, sénateur de la Vienne et président de la région Poitou-Charentes. À lui, selon son expression, d'être à l'écoute de « la France d'en bas ». Celle qui, inquiète de l'Europe et de la mondialisation, n'a plus vraiment de repères et se considère comme abandonnée par ses dirigeants. Celle qui, par son vote ou son abstention, a provoqué le séisme du 21 avril. Au nouveau Premier ministre aussi de mener la bataille des législatives du mois de juin et de participer à la création du parti du président, afin d'assurer le triomphe de la « Chiraquie ». Un triomphe au goût amer pour certains.

Les raisons d'un séisme

1. Les effets pervers de la cohabitation

Jacques Chirac et plus encore, bien sûr, Lionel Jospin sont les victimes de ce système qui fait coexister à la tête de l'exécutif un président d'un bord avec un Premier ministre de l'autre. Résultat : les deux hommes sont sortis usés de la plus longue cohabitation de l'histoire, cinq ans. Et Jospin, plus exposé par sa fonction à Matignon que le chef de l'État, est apparu comme le véritable « sortant ». Chirac-Jospin, Jospin-Chirac, les Français les ont mis dans le même sac sur le thème : où est la différence ? De 1997 à l'avant-veille du scrutin, il est vrai, le chef de l'État s'est peu opposé à son Premier ministre, et inversement. De quoi alimenter chez les Français, depuis longtemps sceptiques sur leur classe politique, une certaine confusion et un surcroît de désenchantement.

2. La multiplication des candidatures

Conséquence de la cohabitation et de l'usure des deux « grands » : un nombre record de petits candidats à la présidentielle. Au total, ils sont seize à concourir ! De François Bayrou à Alain Madelin, à droite, en passant par Jean-Pierre Chevènement et la radicale Christiane Taubira, à gauche. Un double risque : la dispersion des voix et une abstention élevée. Le pire est à venir. Il survient. Le 21 avril, jour du premier tour, le taux d'abstention est de 28,40 %. Un nouveau record. Jacques Chirac ne recueille que 19,41 % des suffrages (le plus faible score pour un président sortant), et Lionel Jospin, 15,85 %. À eux deux, ils ne totalisent qu'un quart des votants. Du jamais vu ! Ce résultat traduit le malaise de la société française à l'égard de ses politiques. L'offre ne lui convient pas. Et elle le dit, soit en boudant les urnes, soit en se tournant vers les partis populistes ou protestataires. L'extrême droite (Jean-Marie Le Pen et Bruno Mégret) atteint 19,2 % des suffrages, et l'extrême gauche (Arlette Laguiller de LO, Olivier Besancenot de la LCR et Daniel Gluckstein du parti des Travailleurs), 10,44 %. Un véritable camouflet pour les partis traditionnels.

3. Les « couacs » de la campagne Jospin

De « Mon projet n'est pas socialiste », lors de sa première intervention télévisée en tant que candidat, à « Chirac est vieilli et victime de l'usure », lâché en plein ciel devant des journalistes dans le vol retour de la Réunion, en passant par les zizanies d'une équipe de campagne qui le coupe des réalités, Jospin déçoit militants et sympathisants. Enfermé dans un jargon technique, ciblant les classes moyennes, s'autocongratulant sans cesse de son bilan, il pèche par excès d'orgueil, fait (comme si le premier tour était déjà acquis) une campagne de second tour en oubliant de rassembler d'abord son camp, et s'attire les foudres du pape du socialisme. « Parler des ouvriers et des classes populaires, ce n'est pas dire des gros mots », tonne Pierre Mauroy. Les Français, eux, s'interrogent. Où est le souffle ? Où est le projet pour le pays ? Où est le rêve ? Et si, pensent-ils, Jospin n'avait qu'une seule ambition : en découdre avec Jacques Chirac ?

4. L'éclatement de la majorité plurielle

Elle avait contribué à la victoire de Lionel Jospin aux législatives de 1997, elle a signé sa défaite en 2002. En inversant le calendrier électoral (la présidentielle avant les législatives), Jospin a payé au prix fort son concept de majorité plurielle. Chacun, du PC aux Verts, a d'abord et surtout voulu défendre son drapeau. Quitte à critiquer leur bilan commun. L'autonomie grandissante de Jean-Pierre Chevènement et même de la radicale (et surprenante) Christiane Taubira a fait le reste. Sans ces deux concurrents qui n'existaient pas en 1995, Jospin accédait au second tour.