L'année allait son train sans surprise, bien qu'elle fût censée marquer l'entrée dans le IIIe millénaire. On ne change pas si vite les habitudes et d'écrire et de lire. Se retrouvait donc le romanesque puisé à des sources semi-historiques, semi-légendaires ; par ailleurs, le primat donné au « je » persistait, conduisant à une abondance de « confessions », plus ou moins authentiques.

L'année littéraire

Gérard-Henri Durand

Enfin les dernières bouffées millénaristes se manifestaient dans les nombreux tableaux angoissants de la psyché individuelle (à défaut de s'efforcer de peindre comme dans des temps révolus l'entier d'une société). Vint la tentative de lancer de nouveau le brûlot Houellebecq (Plateforme). De fait, le livre se vendit bien. Le tourisme sexuel en terre exotique et la pédophilie constituaient des thèmes dits « porteurs », mais la critique, cette fois, fut plus réticente, soulignant parfois l'indigence de la forme, voire le venin des idées. Éclata alors, au mois de septembre, le tonnerre d'un désastre imprévisible qui occulta les effets et les noirceurs de la fiction. Personne n'avait imaginé l'Amérique agressée au cœur de sa puissance. On se mit à chercher dans les livres les allusions prophétiques à ce terrible attentat, on voulut savoir qui étaient les assassins, de quelle guerre nouvelle il s'agissait... Les choix de lectures et l'appréciation des textes s'en trouvèrent assurément modifiés. Mais nul ne sait si l'effet sera durable.

L'onde de choc

Ainsi, dans la période précédant les prix littéraires, les ouvrages de fiction reculèrent dans les vitrines des libraires au profit d'essais, reportages, documents, biographies qui semblaient avoir un rapport avec l'impensable agression. À beaucoup il fallait un héros malheureux de cette tragédie : l'hagiographie de Massoud l'Afghan, signée Christophe de Ponfilly, fit l'affaire. À la noblesse d'âme de ce guerrier, transfiguré en combattant de la liberté, s'opposait la nature démoniaque du maître des assassins grâce à l'ouvrage de Roland Jacquard : Au nom d'Oussama Ben Laden. Puis planait la noirceur de l'Ombre des talibans, décrite par Ahmed Rashid, un journaliste pakistanais, tandis que soudain un avertissement polémique, tel celui de Guillaume Bigot, Sept Scénarios de l'Apocalypse. Demain la troisième guerre mondiale, semblait avoir valeur de prophétie. Des études sérieuses comme Jihad. Expansion et déclin de l'islamisme, de Gilles Kepel, de même que le déjà ancien ouvrage d'un professeur de Harvard, l'Américain Samuel Huntington, le Choc des civilisations (1993), bénéficièrent d'un intérêt inespéré. À quoi s'ajoutèrent des ventes du Coran, dans différentes traductions et les Sourates, publiées à la Pléiade. Dans une perspective plus littéraire, il conviendrait de citer le livre émouvant, traduit du persan, d'Atiq Rahimi (Afghan réfugié en France) : Terre et Cendres, décrivant la détresse d'un enfant et de son grand-père et où se manifeste l'humble détresse des civils sacrifiés fuyant leur village bombardé.

Ailleurs, en d'autres temps

Céleste, un retour dans la France des années 1830

Aux époques d'angoisse, le livre peut également fournir un dérivatif, tracer un chemin vers le rêve à condition de situer son intrigue dans un ailleurs spatial ou temporel, voire les deux à la fois. Les menaces qui pèsent sur la vie ont, dans le contexte d'un autre temps, d'un autre lieu, tendance à s'adoucir, prétextes à rêverie plus qu'à cauchemar, à frissonner plus qu'à se sentir accablé. Et ces considérations n'ont sans doute pas été étrangères au choix des jurés des deux grands prix littéraires qui ont, cette année, couronné des œuvres romanesques se référant à l'histoire. Le prix Goncourt revint à Rouge Brésil de Jean-Christophe Rufin. Ce livre, inspiré d'un épisode historique oublié où des Français voulurent conquérir leur part d'Amérique du Sud, nous convie à embarquer pour un voyage au long cours à l'époque de la Renaissance. Les deux personnages principaux sont des enfants, symboliquement appelés Just et Colombe, l'écriture est élégante, les personnages sont bien dessinés et le vent de mer est là pour emporter l'aventure dans le fracas des voiles. Céleste (prix Renaudot) de Martine Le Coz nous renvoie à la France des années 1830 par l'entremise de Céleste, une jeune personne à l'âme rebelle venue (note exotique) des Antilles. Le prix Goncourt des lycéens n'a pas encore la renommée de son aîné, mais il n'est pas sans intérêt de remarquer que les jeunes furent également sensibles au romanesque exotique en choisissant la Joueuse de go. Son auteur, Shan Sa, loin de renier ses origines chinoises, situe son intrigue dans les années 1930 à l'époque où l'armée japonaise envahissait la Chine. Le prix Médicis, quant à lui, récompensait Benoît Duteurtre avec le Voyage en France, qui joue avec humour, ironie parfois, et non sans nostalgie, du vieux thème de l'opposition entre les représentations imaginaires de la France et de l'Amérique.

La mort à l'œuvre

Si ces récompenses (que nul ne semble plus décidé à contester) semblaient indiquer une tendance à un retour à une littérature traditionnelle où le charme de l'intrigue l'emporte sur l'angoisse de vivre, ce n'est pas pour autant que la désespérance ne hisse plus son pavillon noir sur l'océan littéraire ! Gabrielle Wittkop, qui publie successivement deux romans, Sérénissime Assassinat et la Mort de C., entraîne tout d'abord son lecteur dans les eaux glauques et la décomposition d'une Venise du xviiie siècle, puis dans la moiteur accablante et misérable du Bombay d'aujourd'hui. Dans les deux cas, la décomposition est à l'œuvre au-delà des chatoiements du style. Jean-Pierre Millecam nous propose une fiction désespérée (Tombeau de l'Archange), tout en ayant recours aux archétypes pour nous entraîner dans la quête intemporelle d'un Graal introuvable et nous conduire à l'inévitable conclusion qui, dans ce siècle commencé sous le signe du terrorisme triomphant, prend une résonance particulière : « L'humanité aura le loisir de recommencer à zéro le sombre entr'égorgement d'antan. »