Journal de l'année Édition 2002 2002Éd. 2002

Durban : des dérives du discours à l'absence de dialogue

Discussion confine sur le conflit au Proche-Orient, demandes africaines de « réparations » consécutives à l'esclavage et au colonialisme... Pour l'essentiel, la conférence des Nations unies contre le racisme s'est résumée à un dialogue de sourds entre le Nord et le Sud.

Depuis un an ou deux, Durban, port de l'océan Indien, qui est aussi la troisième ville d'Afrique du Sud, est un peu devenue la capitale du dialogue Nord-Sud. En 2000, elle avait successivement accueilli le IIIe Festival international des écrivains et la XIIIe Conférence internationale sur le sida, deux manifestations qui avaient pris un tour nettement politique. Les pays du Sud, et notamment africains, y avaient vu une occasion d'exprimer la souffrance de leurs populations lors de conflits civils, ou d'épidémies, dans lesquels la responsabilité des États occidentaux était à leur sens lourdement en jeu.

La conférence des Nations unies « contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l'intolérance qui leur est associée », qui s'est tenue dans la cité sud-africaine du 30 août au 7 septembre, a débuté sur des revendications similaires. Certes, il y fut question des discriminations raciales dans les pays multiethniques (Brésil, États-Unis...), ou encore de l'oppression subie par les peuples kurde et tibétain... Mais ce sont deux autres sujets qui ont occupé l'essentiel de l'ordre du jour.

Le Proche-Orient au centre des débats

Dès les réunions préparatoires au printemps, des représentants africains avaient demandé que les pays riches versent des « réparations » aux pays pauvres, au titre des dommages subis à l'époque de l'esclavage et du colonialisme. « On ne peut pas séparer le problème du racisme et celui de la discrimination entre riches et pauvres », affirmait ainsi Mark Weinberg, porte-parole de la coordination nationale des ONG sud-africaines. Quant au président sud-africain Thabo Mbeki, il entendait faire de la conférence un combat contre « les conséquences de l'esclavage et du colonialisme, qui continuent de définir la vie de milliards de personnes noires ou métisses comme des vies sans espoir ».

Surtout, le conflit du Proche-Orient a été au centre des débats. Les pays arabes ont insisté pour que le sionisme soit reconnu comme une forme de racisme, ainsi que le formulait une résolution de l'Assemblée générale des Nations unies datant de 1975. Mais la résolution, qui avait servi de justification à l'absence des États-Unis aux deux premières conférences onusiennes contre le racisme en 1978 et en 1983, avait été abrogée en 1991, comme préalable à la signature des accords de Madrid entre Israël et une délégation jordano-palestinienne.

À Durban, on a en fait assisté à un stupéfiant affaiblissement du discours politique. Par leurs revendications, les pays arabes ont réduit un conflit politique entre deux peuples qui se disputent un territoire à une simple accusation mutuelle de racisme antiarabe ou antisémite. Les deux problèmes ont parfois fusionné dans un discours ambigu. « En tant que Noirs, a déclaré le ministre zimbabwéen de la Justice, nous méritons, au même titre que les Juifs, des excuses pour les violations des droits de l'homme commises à notre encontre en tant que race. » Dans cet argumentaire où les peuples ne se définissent plus comme des associations politiques mais comme des communautés de confession ou de sang forcément antagonistes, l'exigence a priori légitime de la réparation d'une souffrance était-elle recevable ?

Les États-Unis ont répondu par la négative. Le secrétaire d'État (ministre des Affaires étrangères) Colin Powell, pourtant le premier Noir américain à occuper une fonction de ce rang, a d'abord fait savoir qu'il ne se rendrait pas à Durban. Puis il a missionné une délégation mineure, composée de deux diplomates en poste en Afrique du Sud, à qui il a donné consigne de rester muets.

Au terme de trois jours de débats houleux, c'est finalement la déclaration du forum des ONG organisé, parallèlement à la conférence, qui provoque la rupture. Israël y est qualifié d'État « raciste », coupable de « génocide » envers les Palestiniens. Les organisations les plus crédibles, comme Amnesty International ou Human Rights Watch, se désolidarisent de ce texte adopté à la hâte. Mais, malgré l'insistance de Kofi Annan et de Mary Robinson, respectivement secrétaire général et haut représentant pour les droits de l'homme de l'ONU, la délégation américaine quitte aussitôt la conférence ; Colin Powell invoque des déclarations « haineuses » envers Israël. La délégation israélienne, prévenue à l'avance, suit immédiatement.

Un accord à l'arraché

Les représentants des pays membres de l'Union européenne décident, quant à eux, de rester. Avec la Norvège, la Namibie, l'Afrique du Sud et la Ligue arabe, ils tentent d'élaborer un « texte entièrement neuf, susceptible de recueillir un consensus », selon l'expression de Louis Michel, ministre des Affaires étrangères de Belgique, pays qui préside alors l'UE. Un accord est finalement arraché, tardivement, au prix d'une nuit supplémentaire de discussions. La déclaration finale adoptée à Durban se borne à proclamer « le droit inaliénable du peuple palestinien à l'autodétermination et à la création d'un État indépendant ». Elle reconnaît que « l'esclavage et le commerce des esclaves, en particulier la traite transatlantique, constituent un crime contre l'humanité », mais elle ne prévoit pas de compensation. Au total, le texte ne satisfait pleinement aucun des participants. Mais l'Union européenne a prouvé que, même lorsque les termes du débat sont contestables, il est possible de « négocier jusqu'au bout pour obtenir un accord » avec les pays du Sud, selon les mots de Louis Michel. À l'inverse, et comme sur de nombreux sujets depuis l'arrivée au pouvoir du président George W. Bush (protocole de Kyoto sur l'environnement, bouclier antimissile...), les États-Unis ont préféré camper sur leur position, faisant ici la sourde oreille aux revendications africaines et arabes.