Journal de l'année Édition 2002 2002Éd. 2002

Le pharmacien Bayer dans la tourmente

Le 8 août, le géant allemand de l'industrie pharmaceutique Bayer annonce le retrait des marchés américain et européen d'un médicament anticholestérol incriminé dans la mort de 52 personnes dans le monde. La psychose gagne du terrain et les plaintes se multiplient.

Dans un secteur pharmaceutique déjà en crise en raison de la controverse sur les médicaments génériques, Bayer réagit un mois après en changeant de président et en scindant le groupe en deux entités distinctes, la pharmacie et la chimie. Depuis le 8 août, Bayer, le géant allemand de l'industrie pharmaceutique, doit plus que jamais éprouver la nostalgie de cette époque lointaine où la découverte de l'aspirine lui décernait ses titres de gloire.

Cinquante-deux décès

Faisant planer les plus grandes incertitudes quant à son avenir, le retrait des marchés américain et européen d'un médicament très répandu contre le cholestérol lui donne des maux de tête et suscite une crise profonde, en comparaison de laquelle les querelles de chapelles scientifiques sur les risques éventuels d'une aspirine universellement appréciée paraissent bien anecdotiques. À l'origine de cette crise, les révélations selon lesquelles la prise de cérivastatine, principe actif des médicaments anticholestérol Lipobay et Baycol (Staltor et Cholstat en France) produits pas les laboratoires de Bayer, aurait causé le décès de 52 personnes, essentiellement aux États-Unis, et entraîné des complications musculaires graves chez des centaines d'autres. L'association avec le gemfibrozil aurait été tout particulièrement responsable de ces décès, dus à la rhabdomyolose, une destruction rare des cellules musculaires pouvant entraîner la mort, expliquera d'abord Bayer, qui attendra jusqu'au 23 août pour retirer aussi son anticholestérol du marché japonais, où la possibilité d'association avec l'autre molécule n'existait pas, et tirer un trait sur son médicament vedette. Entre-temps, les plaintes se multiplient de la part de patients qui, s'estimant victimes de troubles de santé liés à la prise du médicament incriminé, se retournent contre la firme allemande, entretenant une psychose dans le public concerné, qui redoute d'en avoir à subir les effets secondaires à plus ou moins long terme. Jugeant ces plaintes sans fondement, Bayer y répondra avec maladresse, se retranchant derrière le succès d'un médicament qui a fait ses preuves auprès de 6 millions de consommateurs et dont les éventuels risques, d'ailleurs inhérents, dira le communiqué de presse, à tous les médicaments, n'auraient pas été décelés au stade de l'étude clinique.

Psychose

Affirmant qu'« aucune relation de cause à effet » entre la prise de ses médicaments et les décès signalés « n'est, à ce jour, formellement établie », le groupe allemand rejettera en partie la responsabilité sur les autorités sanitaires ad hoc et le corps médical, qui n'auraient pas suivi ses mises en garde concernant les risques parfois mortels de la prise simultanée de cérivastatine et du gemfibrozil, un autre médicament réducteur du cholestérol, mais aussi sur la santé fragile des patients soignés avec cette famille de médicaments, « souvent âgés et souffrant d'autres co-maladies graves, cardio-vasculaires par exemple, qui peuvent être à l'origine d'un nombre élevé de décès ».

Ces ratés dans la gestion, tardive et mal ciblée de la crise comme, en amont, dans la communication sur les effets secondaires de son anticholestérol ont terni considérablement l'image du groupe, auquel l'arrêt brutal de la commercialisation de son médicament causera des dommages financiers sans précédent. Car Lipobay/Baycol figurait au nombre de ces médicaments à succès, appelés « blockbuster » dans le jargon pharmaceutique, qui assurent au fabricant une grande part de son chiffre d'affaires et de son bénéfice et tractent les autres produits sortis de ses laboratoires. Le retrait des marchés du médicament-vedette induit ainsi un manque à gagner évalué à environ un milliard d'euros en termes de chiffre d'affaires (31 % du CA total et 750 millions en termes de résultat d'exploitation). Bayer tablait sur des ventes de 3 milliards d'euros par an d'ici deux ans, soit un cinquième de son CA, qui devrait donc être révisé à la baisse, quand bien même l'activité pharmaceutique du conglomérat allemand conserve encore un fort pouvoir d'attraction, grâce aux traitements cardio-vasculaires, antibiotiques et autres médicaments sans ordonnance. Assez pour intéresser d'autres géants de la pharmacie, mais pas assez toutefois pour amortir les effets de la tempête médiatique et boursière, qui pourrait inciter Bayer à se délester de son activité pharmaceutique au profit de son secteur chimique, comme le laisse présager la réorganisation annoncée cinq semaines après le début de l'affaire de l'anticholestérol. Le 13 septembre, le conseil d'administration de Bayer remplaçait Manfred Schneider, président du groupe depuis 1992, par Werner Wenning, actuel directeur financier, à la grande satisfaction des milieux boursiers. Il sera chargé d'opérer un changement de stratégie en réorganisant Bayer en deux entités juridiquement distinctes, l'une pour la pharmacie, l'autre pour la chimie.