Journal de l'année Édition 2002 2002Éd. 2002

Télé-réalité : Loft folie

En programmant « Loft Story », M6 inaugurait un nouveau type d'émission, prenant de vitesse les chaînes concurrentes, moins promptes qu'elle à se lancer dans l'aventure de la télé-réalité. Télé poubelle pour les uns, reflet de la société pour les autres, l'émission qui présentait onze cobayes des deux sexes découvrant sous l'œil des caméras le plaisir de la servitude volontaire a battu des records d'audience et transformé un simple programme de divertissement en phénomène de société.

« La première fiction réelle et interactive », c'est ainsi que la chaîne nationale M6, « la petite chaîne qui risque de monter », présentait sa version hexagonale de Big Brother, un jeu d'origine hollandaise qui filme des femmes et des hommes enfermés dans un appartement sous l'œil des caméras. La version française, « LoftStory », offre une seule originalité, sans doute le côté latin du concept, puisqu'il s'agit de former un couple idéal. Une finalité qui, en l'occurrence, a inspiré de nombreux postulants : 38 000 candidats, dont 350 auditionnés.

Le prix de la douleur

Au final, ils seront onze : cinq garçons, six filles, célibataires âgés de dix-huit à trente-cinq ans ; ils ne se connaissent pas et vont devoir vivre pendant 70 jours dans un loft de 225 m2 construit pour l'occasion, dans les studios de la Plaine Saint-Denis. Une trentaine de caméras et des micros disposés dans les lieux retransmettent leurs ébats au cours d'émissions quotidiennes, ainsi que, 24 heures sur 24, sur l'Internet et TPS. Auparavant, ils auront subi force tests, psychologiques et médicaux, notamment dépistage du VIH et de l'hépatite B devant garantir les candidats des risques inhérents à la promiscuité – précision : il n'y a que deux chambres – imposée par le règlement du jeu. Car il s'agit d'un jeu : les candidats sont éliminés chaque semaine, une fille et un garçon en alternance, par un vote du public et par les candidats eux-mêmes. Le couple vainqueur, connu au bout de dix semaines, n'en sera pas quitte pour autant. On lui promet un lot gagnant (une maison dans le Sud, d'une valeur de trois millions de francs), mais auparavant les deux rescapés devront y vivre ensemble durant quarante-cinq jours, toujours sous l'œil des caméras. Le prix de la douleur ?

Stars de pacotille

Dès le jour de son lancement, le 26 avril, l'émission suscite un véritable engouement : M6 attire 5,2 millions de téléspectateurs pour la soirée inaugurale. Chez les internautes, c'est le raz de marée. D'autant que, sur le site Internet de M6, on aura le droit à la retransmission intégrale, c'est-à-dire non expurgée, des ébats chaleureux qui unissent deux des protagonistes de l'émission, Loanna et Jean-Édouard, dans la piscine du loft. Aussitôt, dans les médias, au bureau ou dans les cours de récréation, on ne parle plus que de cela, en bien ou en mal. Ce qui suscite autant de réactions en chaîne.

Les neuf sages du CSA font « savoir publiquement qu'ils ont la chaîne à l'œil » : ils demanderont plus de liberté et des pauses pour les candidats. Le 6 mai, un lofteur, David, jette volontairement l'éponge, semant le doute parmi les téléspectateurs : la vie du loft est-elle aussi spontanée que les producteurs le prétendent ? Des actions anti-Loft s'organisent, des auditeurs prennent d'assaut le loft, des associations déposent des poubelles devant le siège parisien de M6. Le 5 juin, Benjamin Castaldi, l'animateur de l'émission, dit tout : « Le vrai défi, c'est de sortir du loft. » Rien n'y fait. Au fur et à mesure de l'élimination des candidats, l'audience atteindra jusqu'à dix millions de téléspectateurs et M6 creuse l'écart avec TF1 en parts de marché. Chez les moins de trente ans, le Loft fait un tabac. Chez les moins de seize ans, il est un modèle. Ils vont y chercher un mode d'emploi des relations humaines, relayant cette antienne avec une lucidité désespérée : « Ils sont cons, mais comme nous quand on aura à vingt ans », ou encore intello comme Phillipe, chipie comme Laure, cynique comme Kenza, Causette comme Loanna, insouciant comme Jean-Édouard, mais, dans tous les cas, plus ou moins paumés.

L'après-Loft

Les esprits chagrins, eux, regrettent l'engouement pour le voyeurisme et la futilité proposés par les démiurges de M6, la dégradation de l'offre télévisuelle ou la sitcomisation du réel interprétée par des stars de pacotille, cette gloire gratuite accordée à des anti-héros qui s'épuisent à trouver une paradoxale liberté dans un enfermement collectif. Mais ils reconnaissent que cette télévision, sans ambition ni prétention, cette scénarisation de la banalité, répond à une attente de proximité des téléspectateurs. Ce en quoi les meilleurs esprits voient une révélation sociologique capitale. Certes, les lofteurs ne sont préoccupés que de notoriété, mais comment s'en étonner alors que la société s'accommode davantage du désir de représentation que de celui de l'action ?