Orage sur morne campagne

Comme prévu, la campagne présidentielle fut de bout en bout sans relief aucun. Si l'on met à part, bien entendu, le suspense juridico-politique de cinq semaines qui aboutit à la désignation par cinq juges de la Cour suprême sur neuf du vainqueur, George W. Bush.

Ce suspense ne devrait pas rester sans conséquences : au minimum, on améliorera localement les conditions matérielles du vote (bulletins, machines à compter) pour les mettre enfin au niveau d'une démocratie moderne ; au-delà se posera la question du maintien de l'institution des grands électeurs, qui, au nom de la tradition fédérale, permet, en l'occurrence, de déclarer élu un candidat ayant obtenu au niveau national moins de voix (337 000, sur un peu plus de 100 millions de suffrages exprimés) que son concurrent.

La campagne ayant coûté près de 2 milliards de dollars, sa médiocrité semblera chèrement payée. Mais comment faire la différence quand, dans l'ensemble, tout va bien ? En cette année 2000, paix et prospérité caractérisent les États-Unis, même si les pauvres restent pauvres et si aucune couverture sociale ne protège un nombre croissant de citoyens américains (44 millions contre 37 en 1993). Quant aux ennemis des États-Unis, rarement ils auront paru aussi peu nombreux et aussi fragiles, en dépit d'alarmes démesurément amplifiées par les médias en panne de sujets sensationnels et par un Pentagone soucieux de ne rien perdre de la manne budgétaire. À ce contexte général est venu s'ajouter la situation particulière des deux candidats, politiquement coincés, l'un par l'héritage, et l'autre, par l'hérédité.

Desservi par une solide réputation d'absence de charisme, Albert Gore a dû donner dans le genre édifiant pour se démarquer des frasques de Clinton. Pour autant il se devait d'endosser les succès de huit années d'une prospérité économique exceptionnelle. Cette fidélité à la réussite interdit au vice-président de faire preuve d'audace dans le secteur social. Aussi la concurrence de Ralph Nader, apôtre du consumérisme, l'a-t-elle fortement desservi.

Hérédité difficile pour George W. Bush qui a dû s'affranchir – mais pas trop quand même – de la référence paternelle. Il lui fallait relever le handicap d'un perdant (en 1992 contre Clinton) en raison d'une apparente négligence pour les affaires économiques et d'un excès d'intérêt pour la politique mondiale. Bush a donc voulu maintenir une image de gouverneur texan qui sait ce que réussir en affaires veut dire, quitte à paraître ignare sur l'état du monde non américain.

Pourtant, il n'est pas vraiment parvenu à donner une inflexion idéologique nouvelle au Parti républicain. Certes, on est bien loin de l'agressivité idéologique de 1994-1995, emblématisée par Newt Gingrich, héraut oublié des valeurs fondamentalistes ; toutefois, le « conservatisme compatissant » ne s'est pas imposé. Hésitant, l'électorat hispanique n'a pas spectaculairement basculé vers les républicains comme l'espérait Bush.

Tout le reste était donc plus intéressant. Y ont gagné les deux candidats à la vice-présidence et les équipiers. Le sénateur Jo Libermann, juif pratiquant, a incarné les vertus de la foi, ralliant et l'électorat juif et le souci de dignité qui imprègne les classes populaires américaines. L'impétueux Richard Holbrooke, négociateur des accords de Dayton pour la Bosnie, et actuel ambassadeur auprès de l'ONU, n'a pu dynamiser la campagne car son audience nationale reste insuffisante.

En face, l'équipe Bush paraît plus diversifiée et plus dynamique. Aux côtés du vice-président Richard Cheney, ancien secrétaire à la Défense, figurent de vraies grandes figures comme le sénateur McCain, qui, un temps, concurrença Bush, et le général Powell, ancien conseiller de Reagan et président du comité des chefs d'état-major. Véritables figures de proue qui firent leurs preuves dans la gestion de la guerre du Golfe, ils sont relayés par de jeunes talents comme Condoleeza Rice, jeune femme noire, prête à occuper le poste de conseiller pour la sécurité nationale.

Pas beaucoup d'éclairs...

Les enjeux sont restés étroitement confinés à la politique intérieure et, plus encore, soigneusement contenus dans des limites rigoureuses. La question centrale tient à la manière d'utiliser les excédents budgétaires tout en assurant l'électorat que ses impôts vont décroître. Or, dans ces domaines, il s'agit de développer des stratégies d'investissement relativement complexes dont les subtilités échappent à l'électeur moyen. Dès lors, le débat se dilue dans des querelles de chiffres : 198 milliards pour le remboursement des médicaments, dit Bush. 340 milliards, surenchérit Gore. Mais nul ne fait mention de la mise en place d'un système de sécurité sociale durable et cohérent.