Un socialiste au pouvoir au Chili

Trente ans après l'élection de Salvador Allende, un autre socialiste accède à la présidence de la République au Chili. Paradoxalement, le score du candidat de l'opposition de droite n'a jamais été aussi élevé depuis 1990. Et le socialisme de Ricardo Lagos n'est pas celui de Salvador Allende. De cette élection ressort l'image d'un pays sur la voie de l'apaisement.

Les victimes de la dictature militaire du général Augusto Pinochet tiennent leur vengeance symbolique. En effet, pour la première fois depuis le putsch de septembre 1973 dirigé contre Salvador Allende, un président socialiste prendra ses fonctions, au mois de mars, au palais de la Moneda.

Candidat de la Concertation démocratique de centre gauche qui dirige le pays depuis dix ans – et qui regroupe le Parti démocrate-chrétien, le Parti socialiste, le parti pour la Démocratie et le Parti radical –, Ricardo Lagos a remporté le second tour de l'élection présidentielle organisée le 16 janvier, avec 51,3 % des suffrages. Il était opposé à l'économiste ultralibéral Joaquin Lavin, candidat de droite présenté par l'Alliance pour le Chili, une formation regroupant l'Union indépendante démocratique et le parti de Rénovation nationale.

Au premier tour, le 12 décembre 1999, Ricardo Lagos avait devancé son principal adversaire de 30 000 voix seulement, avec 48 % des suffrages contre 47,5 % pour Joaquin Lavin. Le bon report des voix communistes au second tour aura fait la différence. Le dirigeante du Parti communiste, Gladys Marin, qui n'avait obtenu que 3,2 % des voix en décembre, n'avait pourtant donné aucune consigne de vote pour le second tour, par réaction au soutien apporté par Ricardo Lagos aux démarches du président Eduardo Frei en faveur de la libération d'Augusto Pinochet, arrêté à Londres en octobre 1998.

L'ombre du général Pinochet

L'annonce de cette probable libération, quelques jours avant le second tour de scrutin, a fait resurgir le passé dans une campagne électorale dominée par les enjeux économiques et sociaux, et dont était jusqu'alors absente toute évocation de cette période de l'histoire récente du pays. Sous la pression de l'événement, les deux candidats ont dû se prononcer explicitement en faveur du jugement de l'ancien caudillo dans son pays. L'exercice a, semble-t-il, mieux réussi à Ricardo Lagos qu'à son adversaire Joaquin Lavin, qui a dû à cette occasion renier son passé d'ancien collaborateur de la junte. La droite a même vu le signe d'un « complot de l'Internationale socialiste » dans la coïncidence entre la date de la décision du gouvernement britannique de Tony Blair et le second tour de l'élection au Chili...

Une victoire en trompe-l'œil

Si l'étiquette socialiste du vainqueur confère à la victoire de Ricardo Lagos une forte portée symbolique, les conditions de son élection ont une allure de trompe-l'œil pour la Concertation démocratique. Les précédents candidats à l'élection présidentielle de la coalition au pouvoir, les démocrates-chrétiens Patricio Aylwin en 1989 et Eduardo Frei en 1993, avaient tous deux été élus au premier tour et avec un score moins serré que celui du duel Lagos-Lavin – ils avaient obtenu respectivement 55 % et 58 % des suffrages. Le retour au pouvoir d'un socialiste va ainsi de pair avec un sensible regain d'audience de la droite, dans la cadre d'un processus de forte bipolarisation de la vie politique. Les deux candidats arrivés en tête au premier tour se sont ainsi partagés 95,5 % des suffrages.

Un apaisement de la vie politique

Ces données peuvent aussi s'analyser comme autant de signes d'un renforcement de la vie démocratique au Chili. Les enjeux de la campagne électorale – le chômage, la délinquance, l'état des systèmes de santé et d'éducation – ont été de véritables enjeux politiques. Le retour annoncé du général Augusto Pinochet n'a pas suffi à raidir véritablement les positions des candidats. Les forces armées, au sein desquelles l'ancien dictateur conserve de nombreux partisans, ne sont pas parvenues à peser significativement sur l'issue du scrutin. L'accolade que se sont donnés les deux adversaires du second tour devant les caméras de télévision illustre cet apaisement de la vie politique chilienne.