Tunisie : les faux pas du président

Le 6 avril 2000, Habib Bourguiba meurt à l'âge de quatre-vingt-dix-sept ans. En résidence surveillée depuis le « coup d'État médical » organisé par le général Zine el-Abidine Ben Ali le 7 novembre 1987 au matin, le « Père de l'indépendance » n'aura le droit qu'à des obsèques organisées en catimini. Au grand dam de tout un peuple !

Réélu en octobre 1999 avec 99,44 % des suffrages, Ben Ali est loin d'imaginer en ce printemps 2000 que le décès de Bourguiba va réveiller dans tout le pays un malaise latent. Face au manque de perspectives économiques, au non-respect des droits de l'homme, les Tunisiens commencent à afficher ouvertement leurs doutes et incertitudes quant à l'avenir. Et si Ben Ali, sous la pression, est amené à lâcher du lest, il n'en demeure pas moins qu'en treize ans de pouvoir, cet ancien officier des services secrets a bâti un libéralisme autoritaire qui commence à montrer ses failles. Faute de réelle légitimité populaire.

Depuis le début de l'après-midi, des centaines de milliers de Tunisiens ont les yeux rivés sur leur petit écran. Ce samedi 8 avril 2000, ils attendent, patiemment, dans le recueillement, la retransmission en direct des funérailles du « Combattant suprême », Habib Bourguiba, décédé deux jours plus tôt. Une attente pourtant vaine. Canal 7, la chaîne publique nationale créée de toute pièce par Bourguiba lui-même trente-cinq ans plus tôt, décide finalement de passer en boucle des passages du Coran sur fond de paysage animalier. Elle se contentera simplement de diffuser dans ses journaux du soir un bref résumé de la cérémonie.

Des obsèques humiliantes

Pour justifier ce changement de dernière minute, le président Zine el-Abidine Ben Ali invoquera « la volonté du pouvoir de respecter le deuil observé par le peuple » et « les moyens techniques limités de la télévision tunisienne ».Trop tard, le mal est fait. Les Tunisiens ne sont pas dupes. Ils voient dans cette nouvelle censure du pouvoir une injure à leur mémoire collective. Pas de doute, les obsèques du « Père de l'indépendance » ont moins d'importance aux yeux du régime que ceux de la princesse Diana ou du roi du Maroc Hassan II, retransmis à l'époque en direct et en intégralité par Canal 7.

Pis, durant les funérailles, le pouvoir enfonce le clou. Du nom de l'avion de la Tunis Air qui transporte le corps du défunt de Monastir à Tunis, le 7 novembre, date du « coup d'État médical » dirigé par le général Ben Ali en 1987 contre un Bourguiba sénile, au raccourci emprunté par le convoi mortuaire, un chemin vers le cimetière que la tradition de Monastir réserve normalement aux parias, l'humiliation est totale. Tant pour la famille que pour tout un peuple. Et durant le passage du cortège, les ninjas encagoulés sont là pour rappeler aux Tunisiens massés en nombre derrière les barrières de sécurité qu'ils vivent dans un État policier.

La fin du miracle économique ?

Réélu pour cinq ans en octobre 1999 avec 99,44 % des suffrages (son troisième et dernier mandat selon la Constitution), Ben Ali était loin d'imaginer que le décès de Bourguiba réveillerait un malaise latent chez les Tunisiens. Lui qui dans son oraison funèbre rappelait « avoir entrepris le changement du 7 novembre 1987 en puisant dans ce qu'il y a de meilleur dans le legs que nous a laissé le leader Habib Bourguiba, tout en l'enrichissant et en le fructifiant ». Effectivement. Sur un plan économique, la Tunisie se porte plutôt bien. Son revenu annuel par tête avoisine les 2 000 dollars, son taux de croissance annuel frôle la barre des 5 %, ce qui fait d'elle l'un des pays les plus riches d'Afrique. Mais si au début des années 1990, le taux de chômage plafonnait à 15 %, il se situerait aujourd'hui autour de 20 %. Catégorie la plus touchée : les jeunes. Par ailleurs, l'économie tunisienne ne crée en moyenne que 50 000 postes par an alors qu'elle enregistre chaque année 60 000 nouveaux demandeurs d'emploi. Résultat, la liste des candidats au départ vers l'Europe ne cesse de s'allonger et, fait que Ben Ali et son libéralisme autoritaire n'avaient pas prévu, le bataillon des nostalgiques de l'ère Bourguiba, celle du nationalisme triomphant, ne fait qu'enfler.

Les droits de l'homme bafoués

À cette nouvelle donne s'ajoute l'épineuse question des droits de l'homme qui empoisonne la Tunisie depuis toujours. Une semaine après les obsèques de Bourguiba, le 15 avril, le Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT) publie son rapport annuel que s'arrachent dès sa sortie des milliers de Tunisiens. Le constat dressé est édifiant. Associations et partis politiques fantoches, entraves régulières aux libertés individuelles, emprisonnements arbitraires, presse muselée... Le visage de la Tunisie ne ressemble pas vraiment à ce que vantent les cartes postales. Un rapport des Nations unies publié le jour même de la mort de Bourguiba se contente quant à lui de noter que des progrès restent à faire en matière de protection des droits de l'homme et de liberté d'expression.