Le centenaire de la mort de Nietzsche

Qui donc mourut le 25 août 1900, à Weimar, à midi, dans la maison de sa mère, auprès de sa sœur Élisabeth ? Était-ce encore le philosophe Friedrich Nietzsche, qui commençait à être célèbre dans l'Europe entière, l'homme qui affirmait avoir « cassé en deux l'histoire du monde » ? Ou bien était-ce seulement une ombre, un sac de peau, un pauvre corps déglingué que l'esprit avait depuis longtemps déserté ? Cette question n'est pas commode à résoudre. En effet, le moment où le cœur de Nietzsche a effectivement cessé de battre vient longtemps après le jour où sa pensée a cessé de fonctionner. Ce 25 août 1900, il y a déjà onze ans que s'est éteinte l'une des intelligences les plus vives et les plus aiguës de l'humanité.

Entre sagesse et folie

La première « mort » de Nietzsche – son entrée dans la folie, sa disparition spirituelle – s'est produite à Turin, le 3 janvier 1889. Ce jour-là, il quitte sa chambre de la Via Calo Alberto. Dans la rue, on bat un cheval. Nietzsche lui saute au cou, puis s'écroule. David Fino, son logeur, le fait porter sur son lit. Le philosophe y dort presque quarante-huit heures d'affilée. Le 5 janvier, Nietzsche écrit cette longue lettre à Jakob Buckhardt qui marque son « effondrement ».

« Maintenant que le Dieu ancien est aboli, dit-il, je suis prêt à gouverner l'univers. » Il affirme être Prado, assassin d'une prostituée que l'on juge à Paris, et aussi Chambige, meurtrier de sa maîtresse qui comparait devant le tribunal de Constantine. Il soutient avoir assisté deux fois à ses propres obsèques, être né aux côtés de Victor-Emmanuel. Il court à la poste voisine adresser à ses amis les plus proches – Peter Gast, Franz Overbeck, Cosima Wagner, entre autres – des billets signés « l'Antéchrist », « Nietzsche-Caesar », ou « Dionysos ». En chemin, il dit aux passants : « Sommes-nous contents ? Je suis Dieu. J'ai fait cette caricature. » Il poursuit son projet de mise en œuvre d'une « grande politique », convoque à Rome les représentants des cours européennes pour mener une guerre à mort aux Hohenzollern, et faire fusiller le jeune Kaiser...

Ainsi sombra cet esprit pénétrant, qui fut sans doute le plus agile de tous nos philosophes. L'année 1888 avait été pour lui celle des plus belles récoltes. Il avait mis sur pied les grandes lignes, et les éléments essentiels, de son Essai sur la transvaluation de toutes les valeurs. Il avait rédigé en août le Cas Wagner, en septembre le Crépuscule des idoles, et achevé en octobre l'Antéchrist. Du 15 octobre au 4 novembre, il avait écrit Ecce homo, puis rassemblé les Dithyrambes de Dionysos, avant de parachever Nietzsche contre Wagner. Cet automne turinois est donc d'une intensité presque incroyable. À cette puissance prodigieuse va succéder brutalement, au début de l'année suivante, un silence nocturne qui va durer plus de onze ans. Onze années de mutisme et de prostration, à peine interrompues par quelques phrases. Retourné chez sa mère, le voyageur demeure immobile. Ce musicien de la pensée est désormais muet. Il grogne de temps à autre, reconnaît mal ses amis. Parfois, il joue du piano, comme autrefois.

Le corps de Nietzsche a continué de vivre, mais sans élaborer les pensées fulgurantes qui ont inscrit son nom dans la mémoire de l'humanité. On comprend encore assez mal cette large décennie qu'il a traversée rivé à un fauteuil, regard vide, mémoire perdue. Celui qui croyait casser en deux l'histoire de l'humanité paraît lui-même brisé, éclaté en mille fragments, dispersé, disparu, dissous. Que s'est-il passé ? Est-il fou, dément, paralysé ? Aucune explication n'est vraiment satisfaisante. En fait, on ne sait pas avec exactitude ce qui est arrivé au philosophe. Il existe des explications plausibles, mais aucune n'est suffisante. La plupart des biographes se rangent à l'hypothèse, vraisemblable mais pas certaine, d'une détérioration biologique. La mort spirituelle de Nietzsche serait le dernier acte d'une vieille syphilis ou le point final d'une grande usure nerveuse accentuée par l'errance et le haschich. En tout cas, ce long épisode final n'aurait rien à voir avec sa philosophie.