Journal de l'année Édition 2001 2001Éd. 2001

Cellatex : un conflit social réglé à l'arme chimique

Réduits au chômage depuis la liquidation judiciaire de leur usine, les salariés de Cellatex ont recours à un moyen de pression inédit : ils menacent de faire sauter l'usine. À l'origine du concept nouveau de « terrorisme social », cet acte sans précédent dans l'histoire sociale fera couler beaucoup d'encre.

Pour les spécialistes de la lutte antiterroriste, alertés par l'attentat au gaz sarin commis par la secte Aoum dans le métro de Tokyo, l'affaire est entendue : à l'aube du xxie siècle, l'humanité doit se préparer à faire face à une nouvelle forme de terrorisme, qui serait tenté de puiser dans l'arsenal chimique les instruments de la terreur, l'arme chimique étant par excellence « l'arme du pauvre »... Faudrait-il ajouter « l'arme des revendications sociales » depuis que les salariés en grève de l'usine Cellatex de Givet (Ardennes) ont jeté, le 17 juillet, des produits chimiques dans la Meuse pour se faire entendre des pouvoirs publics ?

Ce jour-là, après de vaines démarches auprès des ministères concernés et d'ultimes négociations avec le préfet des Ardennes, les 153 salariés de Cellatex mettent leur menace à exécution : sommant les pouvoirs publics d'« agir rapidement pour trouver une solution au problème de l'emploi », ils déversent 5 000 litres d'acide sulfurique dans un affluent canalisé de la Meuse – ce qui limite tout de même les risques de pollution. L'usine qui fabrique des tissus synthétiques (rayonne) avait été placée en liquidation judiciaire le 5 juillet, après avoir connu une série de dépôts de bilan depuis le départ de Rhône-Poulenc en 1991.

« Terrorisme social »

Peu après, à titre de « simple avertissement », les salariés de Cellatex jetteront des produits chimiques dans le feu qu'ils entretiennent depuis deux semaines devant l'usine, ce qui provoquera de spectaculaires déflagrations. Cet avertissement est toutefois pris très au sérieux par les autorités, d'autant que l'usine renferme encore 56 000 litres d'acide sulfurique que les ouvriers menacent d'utiliser à tout moment. Ils n'en viendront pas à cette extrémité. Un protocole d'accord est trouvé le 19 juillet avec les pouvoirs publics. Celui-ci prévoit notamment le maintien des revenus pour tous pendant vingt-quatre mois, des congés de conversion de douze mois en moyenne rémunérés à 80 % du salaire net et une prime de licenciement de 80 000 francs pour chacun des salariés.

La « victoire » revendiquée par les salariés de Cellatex a toutefois un goût amer. Elle devrait laisser des traces dans l'histoire des conflits sociaux où elle fera certainement date. Le sociologue n'en est certes pas encore réduit à chausser les lunettes de l'expert de l'antiterrorisme pour scruter l'évolution d'une lutte des classes menée désormais à coup de gaz moutarde. Mais le déroulement du conflit, qui a vu pour la première fois des grévistes mettre en danger leurs vies et celles d'autrui pour obtenir gain de cause, n'a rien d'anecdotique et marque un palier dans lequel certains ont voulu voir l'émergence d'un « terrorisme social ». Autrement plus radicale que les traditionnels et finalement anodins jets de fruits et légumes ou lâchers de cochons sur la chaussée par des agriculteurs mécontents, l'action des ouvriers de Cellatex traduit le désarroi d'un monde ouvrier privé de repères, syndicaux et politiques notamment, agissant avec une spontanéité qui se soucie parfois peu des mots d'ordre de l'écologie sociale.

Il est significatif à cet égard que cette violence désespérée ait fleuri sur le terreau en friche d'une région ardennaise sinistrée, où la population frappée par le chômage se sent exclue de ce monde de croissance et de plein-emploi dont la classe politique et les médias proclament l'avènement. La fracture sociale est loin d'être réduite et les actes de violence, à Cellatex mais aussi dans la brasserie d'Adelshoffen, qui a été tentée de suivre son exemple, sont autant de signaux d'alarme adressés aux pouvoirs publics pour le leur rappeler.

U. G.

Adelshoffen, à son tour...

Le précédent de Cellatex pourrait faire des émules. Occupant leur usine le 19 juillet, les salariés de la brasserie d'Adelshoffen à Schiltigheim (banlieue de Strasbourg) que le géant néerlandais Heineken prévoit de fermer d'ici la fin de l'année, séquestrent le directeur du personnel – un procédé courant dans les années 1970 – et menacent de faire sauter des bonbonnes de gaz – phénomène nouveau. Le délégué CGT devait déclarer à ce sujet : « C'est à la mode, cela ne marche plus autrement », tout en affirmant en avoir eu l'idée avant l'épisode de Cellatex.