Cent ans de théâtre en une seule année

Mille-neuf-cent-quatre-vingt-dix neuf, la dernière année avant l'an 2000 ! La remarque n'est ni originale ni nouvelle. Elle n'en a pas moins le mérite de rappeler que l'heure est propice à tous les bilans, au théâtre comme ailleurs. S'il n'est pas question de dresser un tableau de tout ce qui s'est fait sur la scène, de l'aube au crépuscule des années 1900, on ne peut, en parlant du théâtre d'aujourd'hui, oublier celui d'hier. Les noms d'Antoine, Gémier, Copeau, Dullin, Jouvet, Baty sont vivants dans toutes les mémoires. Ceux de Vilar ou Vitez aussi. En évoquant les créations de cette année, on invoque immanquablement leur héritage, de même que celui des Meyerhold et autre Stanislavski. Le présent se conjugue au passé de tout un siècle qui a inventé le metteur en scène, la scénographie, un certain jeu de l'acteur ; la recherche d'un théâtre qui soit populaire, qui soit un art, qui soit un service public.

Partout on en retrouve la trace. Partout on en décèle les signes. Nombreux sont ceux qui s'en réclament, en tant qu'institution ou non. À commencer par Matthias Langhoff, Allemand naturalisé français formé à l'école du théâtre du Berlin-Est des années 60. Cette année, il présentait au Théâtre national de Bretagne, à Rennes, le Revizor de Gogol.

Rebaptisée l'Inspecteur général fans une nouvelle traduction d'André Markowicz, cette comédie grinçante raconte les atermoiements d'une petite ville de Russie en attente d'un inspecteur général (le « revizor » !). Écrite en 1840, elle a été replacée par Langhoff dans un temps – le nôtre – qui est celui de tous les rêves, des espoirs trahis – utopies et idéologies. Par-delà le discours politique sur un monde chaotique et les dérapages du socialisme, la mise en scène, menée tambour battant sur un rythme convulsif, rendait un hommage inattendu à Meyerhold et aux constructivistes à travers un décor tournant sur lui-même dans un bruit infernal de machine à broyer : une tour de métal aux multiples niveaux, réplique exacte de la maquette imaginée par le Russe Tatline pour célébrer la IIIe Internationale au début des années 20.

Relecture des « classiques »

Sans doute s'agit-il d'un cas extrême. Toutes les relectures de « classiques », pour être le fruit des leçons des grands maîtres d'autrefois, ne revendiquent pas aussi ouvertement leur héritage. Peu importe d'ailleurs puisque ce qui compte, c'est la force des propositions, le regard neuf qu'elles imposent sur une œuvre, comme Antigone de Sophocle, revisitée sur le ton des griots africains par Sotiguy Kyouaté et le Mankela Théâtre du Mali, au Théâtre de la Commune d'Aubervilliers, ou celle proposée au Théâtre de la Bastille par Marcel Bozonnet et Jean Bollack unissant dans une même cérémonie le phrasé des mots et des gestes.

Comme la Sainte Jeanne des abattoirs de Brecht débarrassée de tout didactisme primaire par la mise en scène au-delà du bien et mal d'Alain Milianti sur le plateau du Volcan, au Havre, ou encore – toujours de Brecht – le Baal débauché et séducteur mis en piste par Richard Sammut, avec le Théâtre national du Nord, à Lille.

Mais la plus belle réussite dans ce domaine est, sans conteste, le Misanthrope présenté par Jacques Lassalle au Théâtre de Vidy-Lausanne, en Suisse, puis en tournée à travers toute la France, de Marseille (au Théâtre du Gymnase) à Bobigny (à la MC 93). En rupture complète avec ce que l'on apprend dans les lycées et collèges, c'est une vision de l'œuvre étonnamment charnelle et sensuelle que le metteur en scène a offerte. Profonde et grave. Toute en force de révolte et de vie. Ici, Célimène n'est plus une simple précieuse futile ou une perverse, mais une femme qui se bat et qui veut être elle-même, amante pour de bon d'un Alceste pris, comme elle, au piège de l'image que chacun des deux se donne de lui-même jusqu'à rendre leur amour aussi impossible que l'est leur existence dans un monde de conformisme et d'hypocrisie.

Autre « relecture » dont on se souviendra : celle de Marion Delorme mis en scène par Éric Vigner, directeur du Centre dramatique national de Lorient. Ouverte par la préface de Victor Hugo, la mise en scène de celui-ci tournait résolument le dos à tout romantisme de pacotille pour aller à l'essentiel : le destin tragique des héros. Dans l'accord parfait réalisé entre les sons – musiques lancinantes ou bruits de hache qu'on abat –, les lumières – le plus souvent très sombres – et les gestes des comédiens – réglés par une chorégraphie en correspondance savante avec le texte et les mots –, le spectacle pouvait dans un premier temps déstabiliser. Très vite, cependant, il plongeait le spectateur dans le charme d'une cérémonie envoûtante laissant surgir, au fur et à mesure que le drame avançait, une poésie étrange, chargée d'émotion. Cet Hugo inattendu annonçait déjà le Molière tout aussi inattendu que Vigner a présenté quelques mois plus tard, à la Comédie-Française, avec l'École des femmes. D'un spectacle à l'autre, on a pu retrouver le même désir d'un théâtre qui dépasse les apparences – un théâtre qui n'est pas sans rappeler l'exigence de celui de Claude Régy.

À la recherche des auteurs de demain

Faut-il voir là un hasard ? Évidemment non. Plus que d'autres, Régy exerce un véritable magister sur les nouvelles générations, séduites par son refus des compromis, ses partis pris radicaux. Depuis près de cinquante ans, il fait figure de grand découvreur d'auteurs et de textes. On lui doit, entre autres, des créations de Duras, Pinter, Osborne, Wesker, Handke, Botho Strauss, Gregory Motton, Reznikoff... Cette année, c'est une œuvre inédite en France qu'il a révélée avec Quelqu'un va venir, du Norvégien Jon Fosse. Fidèle à un théâtre fuyant toute psychologie, toute anecdote, il s'est intéressé moins à l'intrigue (en l'occurrence la confrontation entre un couple et le propriétaire de la maison que le couple a acquise) qu'aux mots eux-mêmes. Dans une mise en scène minimaliste soutenue par le jeu hiératique et le ton monocorde des acteurs, il s'est attaché à la « voix muette » de l'écriture, tâchant de faire entendre ce qui n'est pas dit, laissant le spectateur libre de choisir entre les différentes interprétations du texte. Proposé dans le cadre du Festival d'automne, ce spectacle a été créé au Théâtre des Amandiers de Nanterre dirigé par Jean-Pierre Vincent, qui s'est brillamment attelé, avec de jeunes comédiens, à l'une des œuvres majeures de cette fin du xxe siècle : les Pièces de guerre d'Edward Bond.