Journal de l'année Édition 1999 1999Éd. 1999

Droite-gauche : l'équilibre retrouvé

Expression d'une modernité démocratique tardive ou signe d'une instabilité sociale et psychologique grandissante, le fait est là : la France paraît condamnée aux alternances à répétition. Depuis 1981, pas une seule année électorale pour se donner la peine de ressembler à la précédente ! Pour s'en tenir aux épisodes les plus récents, 1993 renverse les socialistes, 1995 renverse les balladuriens, 1997 renverse les chiraquiens. On évoquait sous Louis XIII la journée des Dupes. Depuis lors, le temps s'est dilaté et c'est d'une décennie des dupes qu'il faut désormais parler.

L'année 1998 n'échappe pas à la règle, mais à sa manière et à son rythme qui méritent d'être considérés. Tout commence par la continuation de 1997. La gauche progresse aux élections régionales et cantonales, reconquérant quelques régions et un solide paquet de départements. M. Jospin, un instant fragilisé par le mouvement des chômeurs, se remet, selon l'expression consacrée, à caracoler dans les sondages et garde cette cote de confiance des bons élèves qui agace toujours les mirobolants tapageurs du fond de la classe. La faconde et l'optimisme communicatifs de Dominique Strauss-Kahn sont au diapason d'une conjoncture qui donne à chacun le sentiment que la gauche a décidément la première des qualités requises d'un gouvernement : la chance. Le Front national plastronne, le RPR rame à contre-courant pour conserver des militants tentés par le nationalisme véhément de Jean-Marie Le Pen. L'UDF explose sous le poids de ses contradictions idéologiques et stratégiques : Charles Millon rappelle qu'il n'est pas centriste mais de droite et s'engage, ainsi que trois présidents de région, tous UDF, avec le FN dans une partie de poker-menteur ; Alain Madelin se sépare de l'UDF et tente de cultiver, dans son petit jardin, les fleurs incompatibles du libéralisme et du traditionalisme ; François Bayrou s'efforce de faire un grand parti avec un petit centre et découvre, inquiet, qu'on ne peut pas exalter l'identité des siens sans risquer l'affrontement avec les autres. Grande misère des petits partis ! Bref, un observateur qui aurait débarqué à Paris au milieu de l'été n'aurait pu faire qu'un constat sans appel : une gauche qui triomphe, une extrême droite qui pavoise, une droite qui rend l'âme.

Le grippage de la méthode Jospin

Et pourtant, cinq mois plus tard, si rien n'est inversé, tout est bouleversé. Ça a commencé par le grippage de la méthode Jospin. Ce mélange subtil de savoir-faire et de faire savoir donne à l'automne quelques signes de faiblesse. Tel l'Achille « immobile à grands pas » de Paul Valéry, le gouvernement paraît tout à la fois hésiter sur le chemin des réformes et écraser le Parlement sous un flot de projets excédant sa capacité d'absorption. Deux couacs réveillent le scepticisme latent de l'opinion : le retrait, faute d'un volet financier satisfaisant, du projet de réforme de l'audiovisuel et, surtout, l'échec en première lecture du PACS, tombé par surprise sous le coup d'une exception d'irrecevabilité par manque de mobilisation de la gauche plurielle.

L'affaire du PACS, c'est-à-dire du statut légal, social et fiscal de certaines catégories de couples non mariés, dont les homosexuels, est particulièrement révélatrice des nouvelles tribulations du pouvoir. Si le Parlement cafouille, c'est d'abord parce que le gouvernement s'est gardé de prendre directement l'affaire en main. L'art de l'esquive, dans lequel le Premier ministre semblait passer maître, se trouve ainsi brusquement à la fois mis en lumière et mis en accusation. Plus fondamentalement, après l'acceptation maussade du pacte de stabilité, la reforme a minima des lois Pasqua-Debré, la fermeté interminable du ministre de l'Intérieur sur les sans-papiers, l'affaire du PACS révèle une tension de plus en plus vive entre gauche électorale et gauche de conviction : « Lionel, qu'as-tu fait de ta victoire ? »

L'effet déstabilisateur de ces tensions est renforcé par la perspective des élections européennes. Lionel Jospin et Jacques Chirac ont perçu la nécessité de modifier un mode de scrutin inefficace et antidémocratique. Ni l'un ni l'autre n'a vraiment su ni voulu convaincre ses amis de soutenir le projet de réforme correspondant. Par un de ces accès de masochisme dont le personnel politique a parfois le secret, les partis de droite et de gauche ont combattu, ignoré ou boudé le projet du gouvernement. Résultat, le maintien de la proportionnelle nationale, scrutin centrifuge par excellence, embarrasse la droite et favorise l'explosion de la gauche plurielle : emmenés par Daniel Cohn-Bendit, les Verts s'enhardissent sur les sans-papiers, le nucléaire ou le PACS, tandis que, à l'extrême gauche, le pacte Laguillier-Krivine dresse le spectre de Trotski devant les héritiers assagis de Staline.