Journal de l'année Édition 1999 1999Éd. 1999

Rivalité nucléaire entre l'Inde et le Pakistan

Au-delà des fracas nationalistes qu'ils ont suscités – autant au Pakistan qu'en Inde –, les essais nucléaires auxquels ont procédé en mai les deux frères ennemis du sous-continent auront révélé combien l'Asie méridionale et orientale est devenue une zone de tension internationale, où se mêlent et s'affrontent les ambitions stratégiques et économiques des uns et des autres.

Les tirs indiens et pakistanais ont rappelé l'instabilité de la zone sous-continentale, et il n'est pas indifférent que le ton soit monté au sujet du Cachemire, enjeu de la première guerre indo-pakistanaise (octobre 1947-janvier 1949). Il n'est nul besoin de rappeler que la nature même des relations entre les deux pays s'enracine dans une histoire ancienne et qu'elle implique qu'un méfait ne demeure jamais impuni. La chronologie de la démonstration de force nucléaire l'illustre à merveille. L'Inde a frappé, le 11 mai, les trois premiers coups, suivis, le 13 mai, de deux nouveaux essais. Après, semble-t-il, avoir hésité, le Pakistan s'est décidé à répliquer sous la forme de cinq essais d'un coup, le 28 mai, dans le désert du Balouchistan et d'un dernier tir, le 30 mai. En prolongeant par cette démonstration de force la politique de tension qui préside à leurs relations, New Delhi et Islamabad ont donné l'impression d'être revenus à la case départ. Et rien n'indiquait, à la fin de l'année, que l'hostilité quasi ininterrompue qui a marqué cinquante ans d'un voisinage conflictuel fût en passe de se résorber.

Des ambitions nucléaires anciennes

Aussitôt l'indépendance acquise, l'Inde se dote d'un Commissariat à l'énergie atomique et développe, au cours des années suivantes, un ambitieux programme nucléaire. Sous Jawaharlal Nehru, il ne s'agit encore que d'un programme civil, c'est-à-dire exclusivement pacifique. Mais la défaite face à la Chine en 1962, d'une part, et l'explosion de la première bombe chinoise en 1964, de l'autre, décident les autorités indiennes de reconsidérer l'option défendue par le père de l'indépendance. Manifestation évidente de cet aggiornamento, le tir souterrain auquel procède l'Inde le 18 mai 1974, certes qualifié de pacifique, mais qui n'en matérialise pas moins une capacité nucléaire potentielle.

Pour sa part, le Pakistan se sera lancé à la conquête de l'atome militaire plus tardivement. Comme dans le cas de New Delhi, c'est un revers militaire qui va fournir le ressort. Et quel revers, puisqu'il s'agit de celui de 1971 qui, signant la déroute des troupes pakistanaises contre l'Inde, aboutit à la partition du Pakistan. L'humiliation commande d'aller vite. Dès 1972, en effet, le nouveau Premier ministre Ali Bhutto décide de mettre en place un programme nucléaire secret. Sans rentrer dans le détail des facilités dont a bénéficié Islamabad, on évoquera toutefois les nombreux transferts de technologies illicites – quelques entreprises occidentales n'ont pas été regardantes – et le soutien, au moins indirect, de la Chine. Quelques années plus tard, le Pakistan s'enorgueillit d'avoir rejoint l'Inde au sein des puissances jugées détenir un arsenal nucléaire virtuel. Parallèlement, l'Inde et le Pakistan cherchent à acquérir la maîtrise des lanceurs balistiques : de façon autonome, pour New Delhi ; en achetant des engins chinois, pour Islamabad.

Une logique militaire

Les cinq tirs indiens de 1998, à la différence de l'essai de 1974, ont été délibérément placés sous le signe d'une véritable logique militaire destinée à mettre en place un arsenal opérationnel. D'une part, on sait qu'un essai a concerné un engin thermonucléaire, de l'autre, il n'a échappé à personne que la diversité des dispositifs testés a mis en évidence une avance technologique décisive sur le Pakistan. Si la rivalité indo-pakistanaise, par Cachemire interposé, a fait un retour remarqué à la une des médias, il reste que les tirs indiens, sous l'angle de la démonstration d'un savoir-faire, ont eu un autre destinataire, la Chine, dont l'activisme régional inquiète d'autant plus New Delhi que son différend frontalier avec Pékin est toujours pendant. Sur le plan diplomatique, l'Inde devrait également tirer avantage des tests nucléaires dans la mesure où elle a retrouvé, certes brutalement, un moyen de sortir de l'impasse où l'avait placée sa volonté de conserver l'option nucléaire ouverte qui a été, jusqu'à présent, la ligne officielle. Dès lors qu'il ne s'agit plus d'une option, les autorités indiennes sont fondées à revendiquer une place dans le club des puissances nucléaires. Du côté pakistanais, on a bien reçu le message technologique. Islamabad ne maîtrisant ni la fusion thermonucléaire ni la production de plutonium, les six tirs ont été dictés, d'une part, par la nécessité de répliquer, de l'autre, par réflexe national. Seule la population a pu croire à une prétendue parité nucléaire entre les deux pays.

Sanctions et protestations

C'est peu d'écrire que les « jeux » de guerre indo-pakistanais ont eu un retentissement important, provoquant de vives réactions de la part de la communauté internationale. Ainsi, le Pakistan et l'Inde se sont vite retrouvés sous le feu de sanctions émanant des États-Unis, du lapon et de quelques États occidentaux. Pour sa part, l'Union européenne, comme la Russie, se sont contentées de protestations purement formelles. Sans doute n'ignore-t-on pas, à Bruxelles et à Moscou, le caractère peu efficace des sanctions économiques, notamment à l'endroit du géant indien, qui ne manque pas de ressources. Plus vraisemblablement la Communauté européenne forme l'espoir que l'Inde en restera là, après avoir démontré à la Chine qu'elle dispose des moyens de s'opposer à toute tentative sinon hégémonique du moins déstabilisante. Et que le Pakistan se satisfera d'une stratégie nucléaire dite « du faible au fort ». Il serait moins optimiste de conclure que l'émergence en Asie de deux nouvelles puissances nucléaires déclarées obscurcit singulièrement l'avenir de la sécurité régionale et laisse pour le moins désemparée la communauté internationale face au régime de non-prolifération.

Éric Jones

Les dépenses militaires en Asie

L'Asie est la seule région du monde qui a vu les dépenses militaires augmenter depuis la fin de la guerre froide. Elles ont en effet baissé partout ailleurs, en Europe, en Afrique, au Moyen-Orient, en Amérique du Nord. Ainsi, la part de l'Asie est passée de 10 % des dépenses militaires mondiales en 1985 à 20 % en 1996, ce qui sur dix ans signe une progression de 38 %. Les importations d'armes asiatiques représentent aujourd'hui 48 % du marché mondial, contre 24 % en 1987. Et cinq États de la région – Taïwan, Japon, Chine, Corée du Sud et Inde – figurent dans les dix premiers importateurs mondiaux pour les années 1992-1996.