L'année littéraire

En 1998, l'auteur se retrouve à l'écart des « écoles » qui appartiennent maintenant à l'histoire de la littérature. Il n'a pas de maîtres à honorer, à moins qu'il ne le souhaite, et, face aux paroles autorisées se réclamant de l'esprit scientifique, il ne revendique pour domaine privilégié que l'affectif, l'imaginaire ou, de façon comparable à la philosophie, s'interroge sur la forme romanesque elle-même. Cette image, aujourd'hui fallacieuse, est essentiellement façonnée par les émissions télévisées, qui ne retiennent que cet aspect de la manifestation. Exactement comme si les journalistes de l'audiovisuel commentaient l'actualité politique avec la langue de bois qui prévalait à l'époque de la guerre froide.

Le poids du corps

Lorsque les fables qui tramaient la cohésion sociale se délitent, l'être est renvoyé à sa propre singularité et de nombreux auteurs ressentent d'abord la pesanteur du corps devenu le seul intermédiaire. L'accent est mis tantôt sur ce qui est touché, éprouvé, tantôt sur le bouillonnement intérieur, où se brassent les souvenirs, où œuvrent les forces thanatiques. Sur ce « divan de l'écrit » où un « je » s'exprime et parfois s'égare, conscient de l'inadéquation du langage, se révèlent aussi bien la pure désespérance que la tentative d'une réconciliation singulière – serait-elle imparfaite –, avec la destinée humaine.

Erik Orsenna dans Longtemps, raconte l'histoire d'une passion adultère qui durera quarante ans ! Il emmène son lecteur à Buenos Aires, en Chine, mais ce n'est qu'une toile de fond mouvante pour une quête du bonheur impossible. Quête non plus du bonheur mais de l'équilibre personnel lorsque Hélène Lenoir (Son nom d'avant) plonge son héroïne Britt dans le désarroi : elle retrouve vers la quarantaine l'inconnu dont elle avait, jeune fille pauvre, croisé le regard. L'auteur joue des références photographiques, du flou, de la mise au point.

Cette recherche d'un équilibre intérieur est interdite à la narratrice d'Isabelle Rossignol (Petites Morts), qui s'égare dans les méandres labyrinthiques d'une sexualité défaillante. Pire encore, avec Parole de ventriloque, Bénédicte Fayet, inspirée par un fait divers, conduit une femme à l'horreur de l'infanticide.

L'introspection peut se faire également sous forme de conversation, titre que Lorette Nobecourt donne à son livre, Conversation, où se noue une rencontre entre deux femmes dont l'une confie : « Voilà ma vie de sensations, un corps et tous ses composants ». Paule Constant (Confidence pour confidence) croise les paroles de quatre femmes proches de la cinquantaine. Plus que leurs jugements sur les événements dont elles furent témoins demeure la blessure d'un échec amoureux.

Voix de femmes qui évoquent le désarroi de la séparation inscrit dans la chair. Des hommes aussi font de cette souffrance leur sujet. Ainsi Jacques Tournier qui, dans Des persiennes vert perroquet, nous offre dix portraits féminins. Pour certains, l'amour physique peut avoir une vertu, tel Christian Oster (Loin d'Odile), dont le héros skie sur les pistes où la mort guette, tandis que l'amour retarde l'instant fatal. La rencontre permet à Mario Pasa (Une heure à tuer) de tramer l'initiation amoureuse et littéraire. Si la littérature n'intervient pas, la mathématique peut aujourd'hui s'y substituer : dans Kurtz, Marc Aubert met en équation une relation amoureuse.

Emprisonnement

Ce corps de jouissance et de souffrance devient aisément le lieu de l'emprisonnement. Torturé, il ne parvient même plus à crier dans Voix une crise de Linda Lê, un texte court, mais où l'écriture brisée, hachée, tente de rendre audible la voix brisée. Il est difficile de mettre en parallèle le remarquable Ostinato de Louis-René Des Forêts, cependant là aussi le corps est prison et l'impossibilité de dire, un leitmotiv.

Fernando Arrabal, fidèle à lui-même, se complaît à nous faire vivre les souffrances d'un vieillard paralysé (Funambule de Dieu) dont le corps martyrisé ne peut dire les tortures infligées par deux infirmières. Frédérique Clémençon (Une saleté) enferme ses personnages dans une maison en décomposition où Édith, vieille jeune fille de quarante ans claustrée, n'a d'autre ressource que de rêver de purification par le feu.