Journal de l'année Édition 1999 1999Éd. 1999

Les trois visages de 1848

En France, le cent-cinquantenaire de la révolution de 1848, la première révolution européenne, n'a pas donné lieu aux fastes qu'avait engendrés la grande révolution de 1789. Dernière révolte contre l'Ancien Régime finissant, donc « antiféodale » ou « antiaristocratique », ou bien première révolte véritablement ouvrière, ou prolétarienne ? On le voit, l'importance historique de cet événement continental méritait mieux que les rares expositions et livres qui ont servi à le commémorer. Cette première révolution vraiment européenne, car elle a touché le Vieux Continent comme une lame de fond, plus que 1917 ou 1968, a suscité des analyses bien différentes, des deux côtés du Rhin par exemple. Car, si l'on peut jeter des regards fort différents sur ce mouvement insurrectionnel, c'est qu'il fut l'un des plus complexes et les plus riches de l'histoire contemporaine. Il toucha en effet de nombreux pays à des moments différents de leur maturation.

La richesse de l'expérience historique qu'a constituée 1848 a permis aujourd'hui aux différents pays européens de réagir comme devant un miroir de leurs propres problèmes. Deux exemples significatifs. La France multiraciale a préféré célébrer l'abolition de l'esclavage comme promesse d'une intégration de tous les « damnés de la terre » venus d'ailleurs – dont certains sont parfois français depuis bien plus longtemps que de nombreux « Français de souche », catégorie dangereuse et fausse nourrie par une valorisation mortifère de racines occidentales. En Allemagne, on a plutôt voulu célébrer un acte de révolte, une première tentative du peuple allemand de prendre en main son destin.

En un mot, célébrer un moment clé où le pays est sorti de la fatalité historique, un moment pour retisser le fil rouge démocratique.

Une revendication de liberté et d'égalité

D'une analyse rapide des événements de 1848, on peut établir, 150 ans plus tard, un triple constat.

Premier constat, 1848 apparaît comme la victoire définitive de l'antiesclavagisme (voir dossier L'abolition de l'esclavage dans les colonies françaises).

Deuxième constat, 1848, en tant que révolte sociale, pâtit de la défaite du communisme en 1989 : le Manifeste du parti communiste n'éclaire plus la scène politique de la moitié du monde.

Troisième constat, 1848, en tant qu'exigence démocratique, a été relativement peu efficace. La revendication de suffrage universel a nécessité encore un long combat avant de s'imposer, surtout quand, sous « universel » on n'entend pas seulement les hommes, mais qu'on inclut les femmes.

Printemps des peuples pour les uns, apparition du spectre du communisme pour les autres, 1848 exprime avant tout une revendication de liberté et d'égalité.

Dans tous les pays d'Europe occidentale et centrale, de Paris à Budapest et de Naples à Berlin, la revendication est claire : rejet des monarchies, revendication de la liberté nationale et d'une constitution assurant les libertés fondamentales, volonté de mettre sur pied des républiques démocratiques. Le mouvement naît à la fin du mois de janvier dans le royaume des Deux-Siciles quand les Palermitains exigent de leur souverain la promulgation d'une constitution. La révolte déborde, début février, des frontières du royaume méridional pour gagner la Toscane et Turin (royaume de Piémont-Sardaigne), puis, à la fin du mois, de celles de l'espace italien pour gagner Paris, où, le 22 février, l'interdiction, par le gouvernement de Louis-Philippe Ier, d'un banquet républicain est ressentie comme une provocation par une partie de la population et entraîne une mobilisation sans précédent du peuple. L'échec des mesures de répression transforme la révolte en révolution. Le 24 février, le roi des Français abdique. Un gouvernement provisoire comprenant républicains et monarchistes dissout les chambres et convoque de nouvelles élections. Puis la flamme de la subversion se dirige vers l'est. Début mars, en Suisse, les républicains de Neuchâtel brisent les liens avec la Prusse et proclament l'indépendance ; en Hongrie, le patriote Lajos Kossuth mobilise le peuple pour l'indépendance. Mi-mars, c'est l'aire germanique qui s'enflamme : Vienne, Berlin puis Munich. Dans la dernière semaine du mois de mars, c'est toute l'Europe qui connaît manifestations, proclamations révolutionnaires et changements de gouvernements. Comme une lame de fond, les libéraux et les républicains renversent les trônes. En Angleterre, le mouvement chartiste renaît de ses cendres et relance une nouvelle pétition pour des droits politiques avant d'être rapidement mis hors jeu, et la Grande-Bretagne restera, en définitive, à l'écart du mouvement. Le premier coup d'arrêt à la vague révolutionnaire a lieu à Paris à la fin de juin. Le nouveau pouvoir issu des élections d'avril, après avoir proclamé la république, réprime durement le mouvement ouvrier mobilisé sur la question des Ateliers nationaux. En décembre, la France abandonne le régime démocratique et se donne un président de la République, Louis-Napoléon Bonaparte. Dans les autres pays, la lutte entre, d'un côté, les forces conservatrices et, de l'autre, les libéraux et les républicains s'articule sur la question constitutionnelle. En Allemagne, un pré-Parlement appelle à l'élection d'une Constituante au suffrage universel. Le Parlement élu se trouve placé devant l'antagonisme Prusse-Autriche et le refus des souverains d'abandonner leur pouvoir exécutif. À la fin de l'année 1848, le reflux s'instaure dans toute l'Europe, et les espoirs d'indépendances nationales, d'unification des peuples dans un même État, d'égalité civique entre les citoyens s'effondrent face à la reprise en main des anciens empires qui, certes, ont souvent usé du compromis, mais qui, désormais, reviennent sur leurs concessions. 1849, c'est l'année de la normalisation. Les souverains reprennent leurs prérogatives. Mais si, pour les combattants de la liberté, l'échec est patent (une partie de cette génération a trouvé la mort dans des combats sanglants, une autre a perdu ses espérances), pour les pouvoirs, cette expérience douloureuse a engendré une réflexion. Ces derniers ont en effet tiré deux leçons : une exigence patriotique est née qui pourrait ressouder dynastie et peuple ; un nouvel acteur social est de plus en plus reconnaissable et identifiable : l'ouvrier. Aux révolutions par le bas, les grands politiques de la seconde moitié du siècle allaient répondre par la révolution par le haut : Cavour, dans le Piémont, reprendra le relais des mazziniens et s'attachera les garibaldiens pour unifier l'Italie. Bismarck, en Prusse, s'imposera aux démocrates et républicains et aux Austro-Hongrois, divisés par les revendications nationales pour construire l'Allemagne.