Journal de l'année Édition 1997 1997Éd. 1997

Une année pour rien

L'année 1996 a-t-elle eu lieu ? On peut en douter. 1995 s'était achevée dans la contestation ferroviaire, 1996 se termine, ou presque, dans l'agitation routière : le chiraquisme a décidément du mal à rouler, surtout par temps froid. Il y a un an, la gauche se proposait de mettre au point un programme réaliste... mais volontaire ; douze mois plus tard, elle accouche d'un programme volontaire... qu'elle proclame réaliste. En décembre 1995, Alain Juppé était debout, « droit dans ses bottes », disait-on, mais déjà un peu K-O ; en décembre 1996, il est de plus en plus K-O, mais toujours debout, comme pétrifié par la défaveur populaire, rendu tout à la fois inaltérable et inexpugnable par l'étendue de sa disgrâce citoyenne. En 1995, Jacques Chirac en appelle à l'OTAN pour mettre un terme à la guerre en Bosnie, en 1996, il en appelle aux États-Unis pour intervenir dans la région africaine des Grands Lacs. À douze mois de distance, le sommet de Dublin chausse les bottes du sommet de Madrid : les Européens n'en finissent pas de célébrer l'avènement du nouveau messie monétaire. Les commentaires se suivent et se ressemblent : « l'Euro est sur les rails », « les échéances seront tenues », « le processus est irréversible »... D'une année sur l'autre, le paysage change, mais la ritournelle demeure : l'Union monétaire, c'est le Boléro de Ravel.

Statique

Et, pourtant, 1996 est un peu plus qu'un simple bégaiement. On y a annoncé de grandes réformes, celle de l'armée, en février, emportant la fin de la conscription, celle de la justice, en décembre, symbolisée par la rupture du cordon ombilical entre le gouvernement et le parquet. On a surtout beaucoup attendu en 1996 : les résultats de la rigueur, l'embauche de chômeurs par les chefs d'entreprise, un geste américain sur l'OTAN, les prémices d'un nouveau traité européen, un acheteur pour le Crédit foncier et un autre pour Thomson, la réforme de la SNCF et celle du mode de scrutin régional et législatif, la remontée des courbes de sondage, et, par-dessus tout, l'annonce d'un nouveau gouvernement. Dès le mois d'août, le président Chirac, pris d'une fièvre consultative façon IVe République, reçoit tout ce qui compte dans les droites décomposées qui forment la majorité parlementaire. Aussitôt, le microcosme frémit : Juppé va-t-il partir ? Juppé va-t-il élargir ? Cinq mois passent, pétris d'inquiétude pour les uns et d'espérance pour les autres, et puis rien. La surprise, c'est qu'il n'y en a pas. Alain Juppé reste, son gouvernement aussi : on ne change pas une équipe qui gagne !

1996 a bien existé, la preuve, c'est que tout s'y est encore un peu plus déglingué : les chômeurs sont un peu plus nombreux, les hommes politiques, un peu plus mal considérés, les vaches folles, un peu plus menaçantes, l'Europe joue à « marche ou crève » mais crève un peu plus qu'elle ne marche, l'Afrique est de plus en plus mal partie, et le Premier ministre est toujours au plus bas dans les sondages. Et, quand les choses ne se déglinguent pas, elles tendent à devenir changeantes, instables, déconcertantes. Le président oscille au gré de ses interventions publiques entre son « ça » spontanéiste qui le porte à l'amour du peuple et à la dénonciation de la fracture sociale, et son « surmoi » technocratique qui veille au grain : dans sa bouche, les Français sont tour à tour conservateurs et formidables ; la France, exportatrice et en panne ; la réforme, impossible et exaltante. La contradiction n'est pas le monopole du chef de l'État : la gauche n'en finit pas de tirer à boulets rouges sur son propre héritage. Elle avait signé Maastricht, elle s'en éloigne à pas comptés. Elle avait inventé le marché unique, elle flétrit le piège des délocalisations et communie dans le culte du « service public à la française ». Elle avait imposé les critères de convergence, elle en déplore les rigidités ; elle avait cautionné l'idée d'une banque centrale indépendante, elle en souligne l'illégitimité. Le quiproquo est général, chacun s'acharnant à jouer le rôle de l'autre : l'année commence à Aix-la-Chapelle par la reddition maastrichienne de Philippe Séguin, elle se termine dans l'Express par une apostasie giscardienne de sens contraire. Naguère encore chantre du consensus et de la modération, Édouard Balladur en appelle, le 14 décembre, à la hardiesse libérale et à l'affrontement droite-gauche. Il semble bien, décidément, qu'en 1996 tout le monde ait un peu la tête à l'envers.